Alors que les réclamations auprès du Défenseur des droits augmentent, l’institution peine à répondre efficacement aux attentes des citoyens.
Tribune de Maître Pierre Farge et Federico Corsano parue dans Contrepoints.
Le Rapport annuel du Défenseur des droits est toujours l’occasion de prendre la température de la société française, ses évolutions, ses limites, et finalement relativiser le rôle réel de cette institution créée en 2011.
Beaucoup est dit et promis sur son utilité. Le terrain témoigne qu’elle manque de pouvoir et d’argent.
Autorité administrative indépendante inscrite dans la Constitution, le Défenseur des droits a été créé par une loi du 29 mars 2011 qui lui confie cinq missions :
- Défense des droits et libertés dans le cadre des relations avec les administrations de l’État
- Défense des droits de l’enfant
- Lutte contre les discriminations
- Respect de la déontologie par les forces de sécurité
- Protection des lanceurs d’alerte
Son Rapport 2022, publié par sa présidente Claire Hédon, rend compte de l’action accomplie. L’objectif de cette année était de « mettre en avant la nécessité d’aller au plus près des personnes les plus éloignées de leurs droits ».
Des réclamations en hausse
Vaste engagement et vague annonce, comme en témoignent les chiffres eux-mêmes.
125 456 réclamations ont été adressées en 2022, soit 9 % de plus qu’en 2021, conséquence directe de deux facteurs importants selon l’auteure : d’une part les politiques publiques, dont le Rapport révèle « les failles et les angles morts » ; d’autre part, le choix de la dématérialisation excessive éloignant les citoyens des services publics et faisant « obstacle à l’exercice des droits ».
Cette dernière situation vise particulièrement les étrangers.
Selon le Rapport 2022, le nombre de réclamations les concernant a atteint un niveau sans précédent, au point que la Défenseure regrette une véritable « dégradation », les destinant à vivre dans des « zones de non-droit ».
Depuis 2019, on constate une hausse de 231 % des réclamations, et de 450 % seulement en Île-de-France, notamment avec la dématérialisation des guichets préfectoraux.
Cela pose donc la question de la simplification des démarches pour le travail de l’administration, mais aussi sa déshumanisation.
S’agissant de discrimination, le rapport constate 6 545 réclamations, la majorité portant sur l’emploi privé (24 %) et l’emploi public (17 %). Dans le premier, 69 % visent la grossesse. Dans le secteur public, ce sont 40% des activités syndicales qui seraient prétexte à discriminer.
S’agissant de la protection de l’enfance, la plupart des réclamations, à hauteur de 30 %, portent sur l’accès à l’éducation, et notamment la discrimination du handicap et le traitement des mineurs isolés.
S’agissant de l’action des forces de sécurité, dans le contexte des crises sociales que nous connaissons, 2 455 réclamations sont dénombrées, dont 49 % concernent la police nationale, 15 % des violences et 10% des refus de plainte.
S’agissant enfin de la protection des lanceurs d’alerte, l’adoption de quatre textes, dans le cadre de la transposition de la directive du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019, marque une nouvelle étape. La procédure de signalement a été assouplie avec la fin de l’obligation de passer par la voie interne avant d’alerter une autorité extérieure, comme le Défenseur des droits lui-même ou l’autorité judiciaire.
C’est ainsi que depuis la loi Waserman du 21 mars 2022, le Défenseur des droits enregistre une hausse des signalements en vertu de son pouvoir de certification du « statut de lanceur d’alerte ».
Partant justement de notre accompagnement d’avocats en matière de lanceur d’alerte, deux grandes difficultés ressortent à raison de la publicité faite de l’institution.
Le manque de moyens au regard des missions croissantes confiées
Le budget de l’Autorité administrative indépendante augmente à peine de 22 millions d’euros en 2020, il passe à 24,1 millions en 2021 et 24,4 millions en 2022, alors que les saisines des justiciables explosent.
Croyant sans doute qu’elle pourrait pallier les délais d’audiencement judiciaire stratosphériques, les requêtes engorgent à leur tour l’institution.
Faute d’un budget corrélé à cette augmentation exponentielle des demandes, les délais de l’Autorité administrative indépendante pour rendre un avis – pouvant atteindre dans certains cas plus d’un an – vident l’initiative de toute utilité.
Ce ne sont donc pas 500 agents et délégués bénévoles, et environ 240 salariés qu’il faudrait, mais plus du double pour être utile
Le simple pouvoir de recommandation de l’institution
Il n’a donc aucune valeur contraignante, sinon celui d’enjoindre le mis en cause, dans un délai déterminé, à réaliser les mesures qui s’imposent… mais sans aucune sanction en l’absence d’exécution.
Le comprenant souvent trop tard, les justiciables finissent par se tourner vers l’institution judiciaire, et ont donc perdu autant de temps pour faire valoir leur droit.
Parce qu’il vaut mieux faire que dire, afin de rendre une utilité réelle à l’institution, peut-être faudrait-il augmenter son budget – le doubler – et donner un pouvoir de sanction comme par exemple celui dont dispose l’Autorité de la concurrence, une autre Autorité administrative indépendante de la République avec un budget et des effectifs comparables, mais disposant du pouvoir d’infliger des peines d’amende.
Maître Pierre Farge et Federico Corsano