Immortel, René Girard est né le jour de Noël, il y a exactement cent ans, le 25 décembre 1923. L’occasion de revenir sur cet entretien réalisé sur le campus de Stanford en septembre 2008, traduit en anglais en 2017. Son travail place la culture au cœur de l’émergence de la violence. Une réflexion universelle sur la brutalité, le sacré, la civilisation et la hiérarchie des humanités.
Pierre Farge
Exclusif : un entretien inédit avec René Girard (1923-2015) réalisé en 2008 à l’Université de Stanford.
Article de Maître Pierre Farge publié dans Contrepoints le 11 novembre 2015 pour la version française
English version : « I would be curious to have your age…”, René Girard, published in The Philosophical Journal of Conflict and Violence, Issue n°2, 2017
Honoré de rejoindre cette revue de référence, le Philosophical Journal of Conflict and Violence (PJCV). Merci à Andrea Wilmes pour la qualité de cette traduction.
Immense penseur français, René Girard s’est éteint mercredi 4 novembre 2015 à Stanford¹. C’est sur ce même campus qu’il recevait Pierre Farge pour un entretien inédit en 2008². Alors étudiant aux États-Unis, Pierre Farge a pris des notes, à titre personnel, pour revivre ce moment des années après. Aujourd’hui avocat, impliqué dans le monde de l’art et de la culture, il réalise l’originalité posthume de leur contenu.
Abordant les grandes lignes de l’œuvre de l’immortel, parmi les plus importantes du XXème siècle, l’actualité américaine du début de la crise financière, et sa confiance en l’avenir, cet entretien transmet ainsi aux générations futures le flambeau de l’engagement d’une vie.
Pierre Farge : Vous vous définissez volontiers comme un « apocalyptique » : « comprendre le monde c’est comprendre la menace, l’atmosphère apocalyptique » dites-vous. Mais l’Apocalypse pour un chrétien c’est autre chose, c’est l’accomplissement de la Bonne Nouvelle, la Révélation, l’avènement du royaume de Dieu. Vous devriez donc être content de faire partie du monde dans lequel vous êtes ?
René Girard : Vous avez raison. Ce texte est bien plus contemporain qu’on ne le croit. L’atmosphère est de plus en plus apocalyptique : la mondialisation fait triompher le désir mimétique, source de rivalité, de chaos et de conflit, donc de violence.
Pourriez-vous expliciter ?
Tout d’abord la violence gagne parce que la technologie, qui fut le monopole de l’Occident, se répand, selon le mécanisme du désir mimétique. Chacun veut la même chose que son voisin.
On assiste à une prolifération nucléaire, comme je dis, une montée aux extrêmes. Les pays veulent se doter de l’arme nucléaire, non pas pour la dissuasion comme pendant Guerre Froide mais pour s’en servir vraiment. La bipolarisation de l’époque n’est plus installée pour durer de façon permanente. C’est ce que j’appelle la rivalité mimétique à l’échelle planétaire.
Un autre exemple de l’atmosphère apocalyptique est celui 11 septembre : pour la première fois, les hommes utilisent la technologie contre eux.
Ces exemples sont bien la preuve que l’Homme a pour la première fois dans l’histoire de l’humanité la possibilité d’autodestruction, d’Apocalypse, n’est-ce pas ?
… Mais après tout, Jésus ne disait-il pas : « frappez et l’on vous ouvrira » ?
C’est une façon de voir.
Vous avez décrypté les mécanismes fondateurs de la violence, comment expliquer cette montée accélérée aux extrêmes depuis le XXème siècle ?
Par la mondialisation, qui accentue le désir mimétique ; et le déclin de christianisme, qui l’accentue encore plus.
Le désir mimétique, est dénoncé à plusieurs reprises dans la Bible. La Genèse est une suite d’exemples :
L’histoire d’Adam et Eve avec la pomme est une chaîne mimétique évidente.De même, l’envie dans le meurtre d’Abel et Caïn est fondateur car, immédiatement après, la loi contre le meurtre est créée : « celui qui tue sera vengé sept fois ». Cette loi représente la fondation de la culture, la peine capitale, le meurtre originel se répète : tout le monde y prend part et personne n’est responsable.
Enfin, le dernier commandement du Décalogue : « tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, la femme de ton prochain, ni sa servante, son bœuf, son âne… » Le commandement énumère tous les objets qu’on ne doit pas désirer, mais s’arrête car il est impossible de tout énumérer. Pour ne rien omettre, il suffit de nommer le dénominateur commun : le prochain.
Dès lors, le désir mimétique est interdit. Jésus nous recommande de l’imiter lui, plutôt que le prochain pour éviter les rivalités mimétiques, unique source de violence.
Parallèlement à cela, le déclin du religieux favorise la violence. Je l’ai dit, les rapports humains sont nécessairement concurrentiels. Dès lors, seule la religion fait tenir le coup à la société par ses moyens sacrificiels, elle apaise.
Toute religion est en effet fondée sur un bouc émissaire. Les religions archaïques, les guerres aztèques par exemple, étaient menées pour faire des prisonniers et disposaient de victimes sacrificielles. Elles étaient donc très directement liées au religieux mais pas comprises par le groupe. C’est le Christianisme qui va dénoncer pour la première fois ce mécanisme car avant « Jésus bouc émissaire consentant » (victime innocente qui accepte d’être sacrifiée), la guerre est indispensable au maintien de relations stables au sein de la société.
Le bouc émissaire est sacralisé car il a réconcilié la société mais ne fonctionne que si l’on ne le comprend pas, que s’il n’est pas théorisé comme il l’est aujourd’hui. Le christianisme est donc à la fois tout et son contraire.
Donc pour vous, la Bonne Nouvelle, pour sortir de cette escalade vers l’abîme, c’est qu’il nous suffit de revenir au message de la Bible, qui nous propose de choisir entre le Désir, qui ne mène nulle part sauf à la violence, et l’Amour. Selon vous, seul un Dieu peut sauver. Et pour cela, c’est d’une simplicité biblique, il suffit d’y croire. Mais que conseiller à ceux qui ont perdu la foi ? Y a-t-il une autre alternative ?
C’est compliqué, n’est-ce pas ?
Je ne pourrais pas vous répondre. C’est par mon travail que je suis arrivé à la Vérité du Christianisme ; par l’opposition fondamentale entre les textes bibliques, le Christ qui dénonce pour la première fois le mécanisme du bouc émissaire, l’origine sacrificielle du monde, et les mythes qui l’entérinent. C’est une conversion plus intellectuelle que spirituelle.
La dernière phrase d’Achever Clausewitz sonne comme votre devise : « Il faut réveiller les consciences endormies », écrivez-vous. « Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire. » Que répondre à vos détracteurs qui vous reprochent une absence totale de preuve dans votre raisonnement, d’aucune référence scientifique ?
La Vérité du texte biblique n’est pas une question de référentialité / non référentialité. La Bible n’a pas besoin d’être référentielle pour être vraie. Elle est vraie dans la mesure où elle est la négation des mythes qui sont, au contraire, mensonges ; puisqu’ils entérinent toujours, je l’ai dit, le mécanisme du bouc émissaire, la violence.
La Vérité de la Bible s’illustre dans l’histoire de Joseph qui va contre cet esprit mythique source de mensonge et de trahison. Ce dernier est toujours sauvé et jamais mis à mort. Voyez notamment le thème du pardon accordé à ceux qui ont désigné un bouc émissaire. Voyez aussi que le Christ est une victime consentante. Cela illustre bien la fin de l’ordre sacrificielle, la dénonciation du système émissaire.
C’est la clef de voûte de votre raisonnement ?
J’ai consacré ma carrière au rapport entre la violence et le sacré et j’espère avoir transformé le religieux archaïque en une énigme déchiffrable.
Quant au religieux biblique, le Christianisme opère une révolution unique dans l’histoire universelle de l’humanité. En supprimant le rôle du bouc émissaire, en sauvant les lapidés, en proclamant la valeur de l’innocence et du pardon, la foi chrétienne prive brusquement les sociétés antiques de leurs victimes sacrificielles habituelles. On n’évacue plus le mal en se jetant sur un coupable désigné dont la mort ne procure qu’une fausse paix. Au contraire, on prend le parti de la victime en refusant la vengeance, en acceptant le pardon des offenses. Ce qui suppose que chacun surveille l’autre par rapport à des principes fondamentaux, et que chacun se surveille lui-même. Pourtant, dans un premier temps, c’est un grand désordre.
Revenons à votre dernier livre. Selon Clausewitz « la guerre n’est qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens ». Aujourd’hui la guerre n’a plus la même signification qu’au temps du militaire prussien : le terrorisme est né depuis le 11 septembre dont vous parliez tout à l’heure. Ses idées ne sont donc pas dépassées ?
Effectivement, le World Trade Center marque un changement d’époque.
Nous sommes passés de l’ère des guerres internationales à l’ère du terrorisme. Les premières étant décidées, et d’une certaine façon contrôlées, par le politique, la seconde échappant totalement à la politique. D’où cette montée aux extrêmes inévitable. On assiste impuissants à l’explosion de la violence par le terrorisme.
Pour en revenir au mimétisme, les kamikazes du 11 septembre, par leur efficacité, leur connaissance des États-Unis, leurs conditions d’entraînement, étaient un peu américains…
Pour résumer, sans Christianisme c’est l’Apocalypse puisqu’il n’y a plus la possibilité de recours à la béquille sacrificielle ?
Le principe apocalyptique est exactement cela. Dès qu’il y a non possibilité du moindre recours, il y a violence. Un chrétien qui vit sa religion sent cela. Donc, même s’il se trompe, il considère toujours la fin toute proche, et l’expérience devient apocalyptique.
Êtes-vous au courant de ce qu’il se passe au Congrès ces derniers jours : les républicains refusent d’accorder à Henry Paulson le plan de sauvetage des banques en rachetant jusqu’à 700 milliards de dollars d’actifs toxiques américains³. Si cela n’est pas Apocalyptique…
Vous avez dit que vous aimeriez bien être jeune aujourd’hui, quel est le conseil que vous me donneriez ?
Je serais curieux d’avoir votre âge et d’avoir cette conscience de l’avenir. Vous avez de la chance, n’est-ce pas ?
Par Pierre Farge.
(1) Stanford, lundi 29 septembre 2008, Stanford: Tresidder Memorial Union Restaurant, Faculty Club.
(2) Avocat, Doctorant en droit fiscal international en France et en Suisse : « Les paradis fiscaux à l’épreuve du projet BEPS ». Vos commentaires sont les bienvenus : pierre@farge.fr
(3) Très critiqué, ce plan consistera finalement en une prise de participation dans le capital des institutions financières les plus fragiles, augmentant ainsi leurs liquidités.
Crédit photo : LINDA CICERO/STANFORD NEWS SERVICE