Texte publié par Pierre Farge à l’occasion de l’exposition MIGRATIONS de Pierre Ruffo organisée en 2017 par la Galerie italienne.
Que peut-on ajouter au débat plus que millénaire sur l’immigration ? Que dire de l’augmentation habituelle du flux de migrants au retour du printemps ? Que choisir dans ce concert de politique migratoire à la veille d’une élection présidentielle ? Que vient y faire l’art ?
C’est pour répondre à ces questions – ou, mieux, pour les poser – que la Galerie Italienne accueille la recherche de Pietro Ruffo rue du Louvre.
L’ŒUVRE DE PIETRO RUFFO
Après avoir découpé et épinglé dans ses œuvres des milliers de libellules ou de coléoptères prêts à s’envoler ; après avoir dessiné et produit à l’infini des crânes de gibier sur fond de cartes du monde ; Pietro Ruffo, souvent imité, jamais égalé, propose ici une nouvelle recherche autour du symbole de l’oiseau migrateur, à juste titre appelée « Migrations ».
« Migration », indique mon Littré : « Action de passer d’un pays dans un autre, en parlant d’un peuple, d’une grande foule », et de poursuivre : « Voyages périodiques ou irréguliers que font certaines espèces d’animaux ».
Les migrations sont donc, par définition, humaines et animales.
Et c’est précisément ce qui ressort de la dernière recherche de Pietro Ruffo.
LA SÉRIE MIGRATIONS
Majeure par sa taille, cette série prend d’abord la forme des différentes façons de représenter le monde sur un planisphère. Projection Lambert (conique), projection Hassler (polyconique), projection Mollweide (ovale), projection polaire (ronde), projection cordiforme (en forme de cœur), ou rectangulaire telle qu’on l’utilise communément aujourd’hui, ces mappemondes revisitées de l’intérieur donnent le ton sur le message qu’elles renferment : tout est question de point de vue, car, dans le fond, c’est toujours la même chose dont il s’agit.
Majeure surtout par son message, cette série de cartes du monde, où aucune forme ne nous est imposée, cherche à créer un espace remettant en question toutes les distances que l’Europe, héritière de Rome, pose actuellement entre elle et le monde qui l’entoure, parmi lesquels figurent les migrants nord-africains, descendants d’Hannibal, et tous ces proche-orientaux, fils de la même Méditerranée, victimes des conflits en Afrique et au Proche-Orient.
En épinglant ces dizaines d’oiseaux sur plusieurs mètres de large, Pietro Ruffo épingle la responsabilité des États membres dans la gestion de la plus grande crise migratoire depuis la Seconde Guerre Mondiale. Et commande, au retour du printemps, et son augmentation habituelle du flux de migrants, une réforme du règlement de Dublin à l’origine de la paralysie de millions de migrants sur un territoire non souhaité (cf ci-dessous).
Pierre angulaire du droit d’asile, le règlement de Dublin établit une base de donnée européenne des empreintes digitales recueillies dans tous les pays d’entrée des migrants afin de déterminer rapidement l’État membre responsable de la demande d’asile – le premier où le pied est posé. Dans les faits, il met une pression excessive sur un petit nombre de pays comme l’Italie ou la Grèce, incapables d’accueillir toute la misère du monde. Ces pays n’observent alors pas strictement leur obligation de relevé d’empreintes et poussent ainsi les exilés vers les pays du nord de l’Europe offrant de réelles perspectives de reconstruction. Incitant les réfugiés à se tenir à distance de toute autorité, le règlement de Dublin va ainsi contre l’intérêt des exilés, contre l’ordre et la santé publique.
A la fois poétique et politique, cette série exceptionnelle porte donc un message aussi artistique que juridique entre la France et l’Italie.
Vous pouvez voir les œuvres sur le site de l’artiste
LA FRANCE ET L’ITALIE : L’ART ET LE DROIT
Singulière rencontre en effet d’un artiste italien avec un avocat français, tous deux engagés dans la même cause.
De la Jungle de Calais à l’île de Lampedusa, du Nord de la France au Sud de l’Italie, de la Manche à la Méditerranée, je retrouve dans ce papier millimétré bleu ce bassin où je jouais enfant. Je retrouve le drame migratoire dans les camps de réfugiés où je suis aujourd’hui. Je retrouve ces
« drôles d’oiseaux » Syriens, Libyens, Soudanais, Erythréens, Afghans, Kurdes d’Irak. Ces « drôles d’oiseaux » qui marchent, nagent, courent, dansent, mangent, boivent, se cognent ou se noient dans ces déserts de terre et de mer. Cette terre et cette mer de Sicile où se déversent par millions des réfugiés échappés du désert de l’ISIS et de l’enfer de la guerre. Cette Sicile dont Pietro tire ses racines, et où plane aujourd’hui le souffle et l’esprit des milliers de vies dont la trace se perd dans l’histoire comme un mince filet d’eau dans l’immensité de la Méditerranée – cette immensité dont nous sommes nous-même qu’un fragment minuscule.
La vérité nous échappe. L’éternité nous fuit. C’est l’art, et l’art de Pietro, qui les remplace et qui rend immortel. Car son art me parle. Oui, cela me parle.
Comme la justice, il est un pont entre les cultures, les religions, les races. Comme la justice, il dénonce l’écrasement du faible pour dire la politique, la guerre, la faim. Comme la justice, il est un filet contre les gouffres de la mort, du temps qui court et de l’oubli. Comme la justice, il est le dernier ressort de la persuasion et de la démocratie.
Pierre Farge, Avocat à la Cour
MIGRATIONS à la Galerie italienne, 15 rue Louvre à PARIS.
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