Pour saluer Elie WieselPour saluer Elie Wiesel – La Règle du Jeu n°61

Les auteurs :

BERNARD-HENRI LÉVY Sainteté d’Elie Wiesel, ALEXIS LACROIX Avec Rabbi Nahman, MANUEL VALLS Poursuivre ses combats, ÉMILIE FRÊCHE Une lumière dans la nuit qui vient, DAVID HAZIZA Le procès de Dieu, ENTRETIEN Elie Wiesel à cœur ouvert, ANNY DAYAN ROSENMAN Elie Wiesel. Le témoin et le conteur, PATRICK KLUGMAN Le moment Wiesel, MICHÄEL DE SAINT-CHERON Des maîtres d’Elie Wiesel, SALOMON MALKA Je me souviens, ELIE WIESEL Avec Salman Rushdie, CHRISTINE ANGOT Dix jours à Avignon, YANN MOIX Virgile et les migrants, PIERRE SALAMA Reprimarisation sans industrialisation, une crise structurelle au Brésil, DAVID GAKUNZI Raid sur Entebbe : audace, courage et responsabilité, PIERRE FARGE La trace et le territoire (ci dessous)

Parution : octobre 2016
Prix : 20 €
ISBN : 1148870037-7390-0
240 p.

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La Trace et le Territoire

« La historia, madre de la verdad  ; la idea es asombrosa  » J.L. Borges.

Depuis trois millénaires, les migrations font l’histoire et l’unité de la Méditerranée ; elles menacent aujourd’hui de la défaire.

Par Maître Pierre Farge, publié dans La Règle du Jeu, n°61, octobre 2016.

Son visage géographique actuel est d’abord l’œuvre de trois grands ensembles de mouvements migratoires. Le premier, le plus long, le plus massif aussi, correspond à l’arrivée des Indo-Européens qui, de l’an 2000 avant notre ère à la fin des invasions barbares, peuplent les péninsules et les rivages du Nord. Nous en avons reçu l’écriture et ces chiffres venus de l’Inde que nous disons « arabes ». Les deux autres mouvements migratoires mettent en cause deux groupes, plus restreints sans doute en nombre, de grands nomades : les Arabes et les Turcs. Les premiers déferlent à partir du VIIe siècle depuis les déserts tropicaux du Proche-Orient, bousculent la résistance affaiblie de Byzance, imposent en deux siècles, de Bagdad à Gibraltar, leur foi et leur langue. Les seconds s’installent en Anatolie à partir du XIe siècle.

Tour à tour dans l’histoire contemporaine, de l’Europe industrielle à l’après seconde guerre mondiale, Italiens et Nord-Africains, Espagnols et Portugais, Yougoslaves, Grecs et Turcs ont pris le chemin de l’Allemagne et de la Suisse,  de la France et des pays du Benelux, pour alimenter le rêve d’une France industrielle des années 1955-1975. À cinquante ans de distance, l’histoire se répète : le départ en masse de Syriens, Libyens, Soudanais, Érythréens, Afghans continue d’alimenter l’Europe.

Se livrant au ressac de l’Histoire, l’actuelle crise migratoire européenne n’est donc qu’un mouvement supplémentaire de cette circulation plus ou moins silencieuse et continue des hommes ; à la différence aujourd’hui l’exponentielle démographie mondiale ne rend plus aussi viable ce mouvement dans une Europe devenue trop pleine.

C’est en découvrant ces fragments d’histoire que j’ai reconstitué celle d’une partie de ma propre famille, persécutée, chassée, contrainte la première moitié du XXe siècle à l’exil par ce même chemin de terre et de mer, de la Grèce à la Syrie, de la Syrie au Liban, puis du Liban à la France. Ces souvenirs de mon grand-père et de ses sœurs se mélangeaient avec le présent de Calais, des bateaux aux camions en passant par les kilomètres de marche à pied, et les convois militaires face à ces nouveaux migrants. Je lisais l’énergie sur certains visages, l’abattement sur d’autres, et j’avais l’impression de mieux saisir le drame de leurs vies brisées, de leur passé honni.

C’est donc grâce à mes aïeuls paternels et à cette familiarité dans l’adversité de ces naufragés que j’ai découvert la jungle¹ de Calais ; porté par la ferme détermination d’être utile, sans pour autant savoir exactement ce que j’allais y faire.

J’y ai compris la quête d’Angleterre de familles entières ou de mineurs seuls. J’y ai vu la déréliction des valeurs républicaines  et  l’effondrement  de la passion européenne. J’y ai touché la misère, la terreur et la mort. Je m’y suis senti protégé et bouleversé.

Les lignes qui suivent ne constituent pas un énième récit du quotidien de Calais mais plutôt un message sur l’absurdité du droit européen et l’idée d’art comme antidote au chaos.

À mon arrivée dans le camp, j’ai tout d’abord entendu un ministre de l’Intérieur en déplacement clamer haut et fort : « Calais est pour moi le laboratoire de ce que la République peut produire de meilleur. »

C’est donc dans ce culte, au moins verbal, des droits de l’homme que j’y suis entré.

Loin de ce que la République peut produire de meilleur, j’ai tout d’abord découvert sept mille migrants sur un sol contaminé classé Seveso, interdisant à l’État de lui donner le statut de camp de réfugiés, au risque de se voir un jour reprocher d’avoir empoisonné des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Cet espace n’existe donc pas en droit.

Je n’ai vu aucune intervention de l’État français avant qu’il ne soit forcé par la loi et le soutien de confrères engagés de rendre un peu de dignité aux migrants, en dépit des fortunes pourtant engagées par le gouvernement pour ériger des murs au bord de l’autoroute, de la gare, du port et du camp même de Calais.

Je n’ai vu non plus aucune douche, cette dernière étant distante du camp et saturée par la demande, ce qui obligeait les plus âgés à patienter plus de deux heures dans le froid après la ruée des plus jeunes.

Je n’ai vu aucune présence de la Croix-Rouge, seulement de plus petites structures s’étant adaptées tant bien que mal à l’ampleur de la tâche grâce aux dons et aux bras des bénévoles, britanniques à 90%.

Je n’ai vu aucune sanction des abus quotidiens de la police, favorisant la désorganisation générale des approvisionnements par l’interdiction de stationnement dans le seul chemin d’accès au camp ou stoppant les  ambulances  appelées  en urgence, qui mettaient ainsi une heure en plein jour pour atteindre leur destination et n’acceptaient plus de se déplacer à l’entour du camp de nuit. Les fantaisies des CRS allaient jusqu’à abriter à la tombée de la nuit dans leurs camions des riverains cagoulés attendant le passage d’un migrant pour l’assommer à coups de bâton télescopique. Interrogés, certains des Calaisiens en question ont dit qu’ils pensaient l’outil suffisamment flexible et efficace pour briser les os des migrants derrière qui se cachaient potentiellement des infiltrés de Daech (le  verbe« penser » devant être pris dans son acception la plus modeste).

Je n’ai vu aucun avertissement aux services hospitaliers refusant leurs soins à certains migrants, comme cet Afghan,  devenu fou, que j’ai emmené aux urgences à chaque crise psychotique. Dans un instant de lucidité, il s’est depuis présenté de lui-même aux autorités pour leur demander de l’expulser. De retour à Kaboul, il préfère tout compte fait l’enfer de la guerre à la folie de Calais.

Dans ces conditions, je ne vois aucune volonté des réfugiés de formuler une demande d’asile en France, mais je m’explique plutôt pourquoi, chaque nuit, certains tentent leur chance en sautant dans des camions à l’embouchure du tunnel sous la Manche. Seules quelques dizaines d’entre eux parviennent à passer un coup de téléphone depuis l’autre côté, victorieux de croire au paradis après l’enfer.

Édifié par les premiers jours passés dans cette jungle, j’ai alors compris, au bruit des bulldozers et des sirènes, à l’odeur des poubelles et des lacrymogènes, les raisons de l’impasse dans laquelle se trouvaient ces centaines de milliers d’exilés venus chercher refuge en Europe. Et pourquoi ils acceptaient de vivre aussi longtemps dans ce non-lieu de la noosphère.

J’ai compris que l’origine du problème tenait d’abord à l’absurdité du droit européen. Le règlement de Dublin établit en effet une base de donnée des empreintes digitales recueillies dans tous les pays d’entrée des migrants afin de déterminer rapidement l’État membre responsable de la demande d’asile − le premier où le pied est posé −, et d’éviter ainsi de saturer les services administratifs par des demandes dans tous les pays traversés. En réalité, c’est exactement l’inverse qu’il produit, faisant peser une pression excessive sur un petit nombre de pays comme l’Italie ou la Grèce, incapables d’accueillir toute la misère d’un monde de toute façon trop plein. Ces derniers n’observent pas strictement leur obligation de relevé d’empreintes et poussent ainsi les exilés vers les pays du nord de l’Europe offrant de réelles perspectives d’emploi. Incitant les réfugiés à se tenir à distance de toute autorité, voire à se brûler le bout des doigts pour ne jamais faire l’objet d’un relevé d’empreintes, le règlement de Dublin va ainsi contre l’intérêt des exilés, contre l’ordre et la santé publique.

J’ai compris que les lois relatives aux conditions d’entrée et de séjour en France des étrangers avaient depuis trente ans conduit à une régression, témoignant une fois de plus de l’arbitraire de l’État pourtant plein du mot « Progrès ». Un rapport exhaustif du défenseur des droits de l’homme Jacques Toubon le confirme : les  étrangers ne sont pas victimes de quelques mesures défavorables à leur encontre mais d’un dispositif législatif restreignant systématiquement leurs droits, jusqu’à provoquer une totale indifférence.

J’ai compris l’hypocrisie réglementaire à laquelle faisaient également face les Syriens devant l’instauration d’un visa de transit aéroportuaire interdisant d’entrer librement sur le territoire à l’occasion d’une escale. Cette politique contraint les intéressés à opter pour  d’autres  moyens de circulation, qui alimentent les réseaux de passeurs, alors même que le droit d’émigrer constitue un droit fondamental.

J’ai compris, en me rapprochant des chefs de communauté, que les camps de Calais et de Grande-Synthe étaient aujourd’hui composés d’exilés principalement kurdes d’Irak et afghans. Ces nouveaux harkis, qui ont aidé les forces de l’armée française entre 2001 et 2012, se trouvent ainsi abandonnés aux filières de passeurs entretenant les pires réseaux criminels d’Europe, à moins qu’ils ne décident, frustrés par leurs conditions de vie, de rentrer d’eux-mêmes rejoindre les rangs des peshmergas contre l’État islamique et pour la démocratie, déçus par une démocratie qui n’est même pas capable de les accueillir dignement.

J’ai compris que le compromis entre Ankara et Bruxelles était un torchon de trois pages parfaitement illégal et, comme tel, non ratifié. Ce pacte allouant à la Turquie six milliards d’euros pour accueillir plus de deux millions de réfugiés donne droit pour chaque expulsion d’hommes, de femmes et d’enfants arrivés illégalement sur les îles grecques à l’installation d’un demandeur d’asile sur le territoire turc, au mépris de la convention de Genève qui interdit le refoulement des demandeurs d’asile dans des pays n’assurant pas la protection internationale et au mépris de savoir à qui incombe la responsabilité de ramener en Turquie le migrant parvenu clandestinement dans l’espace Schengen. Autrement dit, l’Union européenne marchande illégalement la gestion de sa misère à la Turquie.

J’ai compris que les accords du Touquet signés entre la France et l’Angleterre avaient aggravé l’absurdité des dispositions européennes en instaurant, lors de la fermeture de Sangatte, des contrôles communs. Autrement dit, ils autorisaient  les agents anglais à réaliser des contrôles en France, permettant donc à l’Angleterre de déplacer ses frontières sur notre territoire. En somme, en empêchant ainsi les migrants de traverser la Manche, ce pacte boiteux comme la justice fait aujourd’hui de la France la Turquie de l’Angleterre en lui déléguant la gestion de la crise migratoire.

De tous ces témoignages de l’écart mesurable entre la proclamation des droits et leur effectivité, je comprends que le plus grave reste la situation des mineurs non accompagnés.

Près de 30% des migrants ont moins de 18 ans et plus de 10 000 d’entre eux, non accompagnés, sont portés disparus selon l’Office des Nations Unies qu’analysent également les rapports d’Europol.

Ces chiffres vous sont indifférents, à vous qui à présent me lisez ? C’est normal, j’y étais également insensible avant d’arriver sur le camp, autant qu’à ceux entendus dans  le concert d’égoïsme et la compétition des victimes quotidiens de ma télévision. Quelle relativité opère notre conscience entre les quelques dizaines de disparus d’un crash en avion et les milliers de morts au Proche-Orient ? Cette banalisation, dans nos esprits et dans le droit, du traitement différencié des individus en raison de leur nationalité ou de leur place sur terre témoigne des abîmes de la démocratie.

Ces discriminations inconscientes sont si ancrées dans notre esprit que l’on finit par s’y habituer, tant que notre ambition, notre carrière, notre réussite et notre argent, et la reconnaissance que l’on en tire, nous satisfont. Seule l’épaisseur du réel dans le camp m’a permis de prendre conscience du drame de chaque vie. Comme celui de Sayed, m’ayant invité une après-midi à rejoindre sa tente pour me raconter son drame. À la lueur d’une bougie, au crépitement de la pluie sur le nylon, il a commencé par pleurer. Son père assassiné sous ses yeux par les talibans dans la province de Baghlân, sa fuite avec son frère perdu en route, la prison puis les milliers de kilomètres pour parvenir jusqu’à Calais. Cela fait trois mois qu’il est là et prend des forces pour rejoindre l’Angleterre par tous les moyens. Il a 16 ans.

Et là encore, c’est pour des raisons purement juridiques et administratives que ces jeunes se trouvent coincés pour demander l’asile. À défaut de la désignation d’un administrateur compétent, certains d’entre eux ne peuvent se prévaloir des dispositions de l’article 8 du règlement de Dublin selon lesquelles leur demande d’asile aurait dû être examinée par l’État membre dans lequel se trouve au moins quelqu’un de leur famille. Devant l’absence de volonté politique en matière de regroupement familial, il a fallu menacer l’État en référé-liberté d’une nouvelle condamnation et se battre pour qu’une simple demande en préfecture, accompagnée des documents nécessaires, suffise à faire aboutir l’admission de mineurs isolés. Une décision qui fait enfin jurisprudence pour des centaines de mineurs jusqu’alors jetés aux mains de passeurs se faisant passer pour des oncles auprès des autorités et promettant aux mineurs le passage en Angleterre en échange de leur silence, pour finalement les livrer aux pires réseaux de traite d’êtres humains.

Profitant des déficiences européennes et nationales, ce puissant réseau désinforme et défait, par la peur, le travail des bénévoles, des membres de l’OFPRA– certes discutable, mais indispensable – et des avocats sur le terrain, afin de pérenniser le chaos pour développer leur marché.

Les passeurs vont des plus corrects, travaillant seuls et réclamant des sommes couvrant tout juste les risques d’amendes, aux hommes d’affaires contrôlant leurs hommes de main, armés, sur le camp depuis leur loft de Londres, bien à l’abri de la jungle. Ce sont ces passeurs qui alimentent les trois milliards d’euros que représente la traite sur le continent européen. Ce sont ces passeurs que l’on voit chaque soir, méthodiquement, frapper aux portes des tentes pour réclamer un euro aux migrants sous peine de brûler leur abri de fortune dans la nuit. Ce sont ces passeurs qui font passer en Grande-Bretagne un enfant de dix ans depuis cinq mois sur le camp en échange de 9 000 euros alors qu’ils le monnayaient entre 200 et 500 euros en début de crise.

Parce que je ne supporte plus les démarches administratives ubuesques lorsque j’accompagne ceux qui me confient leur vie, parlant parfois quatre langues et montrant leur diplôme d’ingénieur ou de médecin à des fonctionnaires qui ne les regardent pas.

Parce que je ne supporte plus le visage d’une France qui enterre les tentes de ces migrants au bulldozer au refrain d’ « appel d’air », cette théorie selon laquelle une politique trop généreuse de régularisation pousserait les migrants à venir en masse quémander notre hospitalité, alors que nous savons bien évidemment que les migrants ne maîtrisent pas leur route migratoire et ne peuvent donc pas choisir un système d’accueil plutôt qu’un autre au départ de leur pays en guerre.

Parce que je ne supporte plus de voir le délitement des fondements de l’Europe, d’Athènes et de Rome, ces deux berceaux de l’humanisme à l’origine de l’expression idéale de la justice et de la liberté, impliquant le respect des lois, le civisme et le sens du courage, le courage de soutenir les opprimés et de s’exposer pour la défense des suppliants, le délitement de l’Europe unité évidente, l’Europe carrefour, dans son paysage physique et humain, des croisades et de Jeanne d’Arc, des Lumières et de la Révolution, de temples grecs en cités médiévales, du Parthénon à Rhodes, de Pompéi à Amalfi, de Lesbos à Kos, de Pantelleria à Lampedusa.

Parce qu’aucune période de l’histoire de l’immigration, aussi intense soit-elle, n’a modifié le socle des valeurs républicaines communes, ni le flux du peuplement et du pouvoir submergeant l’Espagne et le Mezzogiorno italien, la Grèce et l’Anatolie, de l’Adriatique à l’Égée, ni le million de rapatriés et de harkis au début des années 1960, pas plus que tous les Portugais, Espagnols, Italiens, Algériens, Marocains et Tunisiens venus pour travailler dans les années 1970.

Et parce que la foule de migrants qui traverse l’Europe n’est pas composée d’infiltrés de Daech, Al-Nusra ou Al-Qaeda, puisque ces organisations  y voient plutôt leur ennemi fuyant le califat.

Rappelons-nous que ce sont au contraire des milliers de jeunes Européens qui ont rejoint ces organisations en Syrie et en Irak, et que leur stratégie est précisément de voir l’Europe leur faciliter  le travail en fermant ses frontières aux Musulmans.

C’est à cause de tous ces manquements aux grands principes qui ont fait l’Europe que l’on assiste aujourd’hui à son effondrement. La course au rétablissement des frontières en Belgique puis dans les Balkans et en Europe centrale remet en cause la libre circulation des personnes, et donc la confiance indispensable à la monnaie unique et au marché unique constituant jusqu’à ce jour les deux plus grandes réussites du projet européen. En foulant aux pieds ces principes fondateurs, l’Europe piège les migrants dans des pays comme la France ou la Grèce, suscitant la révolte des peuples et donc aggravant le chaos. Jusqu’à présent, nous avons parlé du Grexit, du Brexit, du Belgexit, sans jamais évoquer l’Europexit, lorsque le continent sortira de lui-même après toutes les menaces de ses membres. Une Europe désagrégée. Une Europe économique incapable d’une cohérence politique. Une Europe sortie de l’Histoire comme l’Empire romain au IIIe siècle.

Pour éviter cela, j’ai soutenu depuis le début de la crise migratoire que l’Europe devait accueillir et gérer l’entrée des réfugiés sur le territoire européen  par une réforme  du  règlement  de Dublin conjuguée à quelques mesures transitoires très concrètes et très précises. Mon opinion n’a pas changé.

Tout d’abord, la raison commande de suspendre les mécanismes néfastes du règlement de Dublin. Son article 17 permet aux demandes d’asile effectuées dans un État  membre  qui ne peuvent être traitées de manière adéquate d’être transférées dans un État plus à même d’y faire face. Cette mesure d’attente répondrait immédiatement au problème des réadmissions. Pour que ce mécanisme dérogatoire fonctionne correctement, les États membres doivent impérativement revoir son application en considérant par exemple les réadmissions impossibles vers l’Italie, Chypre ou la Hongrie, comme cela a été fait pour la Grèce.

Il est également possible de pallier la recrudescence de migrants. Pour cela, concentrons nos efforts en amont par des plans d’action rapide entre l’UE  et les pays voisins des zones de conflit, comme la Jordanie ou le Liban, et pas uniquement la Turquie. Ces pays sont les seuls à pouvoir encore endiguer le flux de migrants avant leur entrée en Europe.

Tendons la main afin de rendre totalement opérationnels les points d’accueil névralgiques des exilés et ainsi stabiliser la situation avant leur entrée dans l’Union européenne. Cela permettrait de distinguer les migrants économiques des réfugiés de guerre, les premiers étant renvoyés immédiatement, les seconds identifiés et enregistrés. Cette perspective est tout à faire réaliste puisque 10 000 tentes protégeant 70 000 réfugiés ont été érigées il y a peu au Kurdistan irakien, dans le camp de Domiz.

Assumons entièrement ce coût car il bénéficierait à tous : d’abord à l’UE, dont l’objectif est d’assurer le contrôle de ses frontières extérieures, puis aux points d’entrée et aux pays limitrophes, dont le flux continu de migrants asphyxie le territoire.

Conjuguons ces plans d’action à des mesures d’incitation comme l’allocation d’une aide susceptible d’aider à combler le passif de pays comme la Grèce, la politique migratoire allant ainsi jusqu’à renforcer une zone euro au bord de l’explosion.

Redonnons libre cours à l’octroi de visas humanitaires par les services consulaires français installés dans les pays limitrophes de la Syrie, comme le Liban, la Turquie, la Jordanie et l’Égypte, visas humanitaires actuellement délivrés au compte-goutte. Les Syriens font en plus face à un dispositif leur imposant un visa de transit aéroportuaire, lui- même interdisant d’entrer librement sur le territoire à l’occasion d’une escale.

Créons des parcours maîtrisés vers l’Europe pour ne pas laisser se substituer à ces voies des passages coûteux et dangereux alimentant les réseaux de passeurs. Ce ne sont pas des mots : cette solution existe réellement, aux antipodes du repli des pays de l’Est de l’Europe fermant leurs frontières.

Ajoutons à cela un bureau d’asile européen qui n’en ait pas que le nom, à savoir, une agence traitant de manière centralisée toutes les demandes d’asile parvenant dans les pays de l’Union européenne. Cela retirerait ainsi aux pays membres cette compétence, jusqu’à présent mal assumée, de savoir si un réfugié peut bénéficier ou non du droit d’asile.

Sans croire à une Europe messianique, toutes ces actions offrent un début d’intégration politique conforme aux obligations inscrites dans nos traités. Leur cohérence, leur recoupement avec les chiffres les plus raisonnables ne témoignent pas d’une distinction d’opinion, de vagues aspirations ou d’un genre littéraire, mais commandent à l’Europe une forme.

Pour tirer un enseignement plus durable que l’émotion du moment, trois leçons de l’Histoire doivent éclairer cette forme.

Première leçon de l’Histoire : nous payons aujourd’hui en Europe l’échec des politiques d’intégration des années 1960, 70 et 80. L’Union européenne ne peut pas se permettre d’échouer une fois de plus ; elle devra investir massivement pour assurer à long terme la cohésion sociale des millions de nouveaux arrivants, c’est-à- dire des premières mais aussi des secondes générations. Cette leçon est parfaitement conforme à l’évolution du monde contemporain, multiculturel, multiethnique et multireligieux. Il ne faut donc surtout pas s’en tenir à un investissement répondant à une situation d’urgence.

Seconde leçon de l’Histoire : le manque général de solidarité dans le projet européen témoigne d’une Europe divisée, division dont l’expression ne se résume pas seulement à l’accueil des réfugiés, mais également à sa politique économique, budgétaire et organisationnelle. Tant que l’Europe n’est pas unie, tant que sa Commission et son Conseil européen n’interviennent pas à temps, l’Europe fédérale susceptible de devenir une grande puissance à responsabilité mondiale ne verra jamais le jour. L’enjeu humanitaire auquel nous sommes confrontés est donc une chance pour l’Europe d’aller de l’avant dans ses ambitions, un gage de cohésion pour éviter notamment la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE, le fameux Brexit, témoignant au monde de son recul et mettant en danger, par la défiance qu’il entraînera, l’existence de l’euro.

Troisième leçon de l’Histoire : quand on manipule l’opinion publique à des fins sécuritaires, la montée des extrêmes est inévitable. Les peuples européens voient échouer des envahisseurs de la civilisation occidentale, une foule incontrôlée avançant de frontière en frontière, imaginant ce Camp des Saints bientôt passer par chez eux. Livrés à eux-mêmes face aux migrants, les villages voisins se tournent de plus en plus vers les partis extrémistes. Mais qu’ils se rassurent, l’Europe n’est pas envahie et notre mode de vie n’est pas prêt de changer. Une bonne gestion aux points d’entrée aurait permis d’éviter cette frayeur et peut encore être opérée.

Et puisque, encore une fois, il vaut mieux faire que dire, c’est en cherchant à élever au rang d’art l’ensemble de cet engagement qu’est né le projet Trace2.

Si l’on veut bien se souvenir que la trace est l’anagramme de la carte, alors on peut considérer que les empreintes digitales des migrants sont une écriture et, à elles seules, une géographie. C’est afin d’interpeller l’opinion sur l’obligation absurde, pour les migrants, de laisser leurs empreintes à leur point d’entrée en Europe que ce projet s’est imposé.

L’idée des réfugiés comme sujets vivants d’œuvres est alors née d’une somme de hasards, d’accidents et de doutes, mais surtout de ma rencontre avec l’artiste italien Tindar. Son œuvre autour de l’identité intégrait d’imposantes empreintes digitales mais aussi d’immenses racines d’arbres dessinées sur les pages de manuscrits très anciens. Ce travail donnait à lui seul son sens à cette phrase de Salman Rushdie : « Un homme n’a pas de racines, il a des pieds. » Il était l’artiste que je cherchais.

Ensemble, nous avons décidé de recueillir, dans la misère et la boue, les empreintes digitales, cette carte d’identité génétique des milliers d’âmes présentes sur le camp de Calais. Nous avons eu ce souci paradoxal du Beau au milieu du chaos, ce culte d’absolu et de simplicité s’inspirant de la même aspiration à l’humain et à l’universel pour se traduire dans l’art, l’art comme observateur aux premières loges de l’Histoire, l’art comme fixatif de la réalité passagère et floue de l’existence quotidienne, l’art comme dernier ressort de la persuasion et de la démocratie, l’art comme trace de ces milliers de migrants sur la carte européenne, cette carte européenne où il ne reste qu’un demi- centimètre de papier entre Douvres et Calais.

Réfugiés, bénévoles, Calaisiens, artistes, journalistes, élus français et européens ont ainsi mêlé anonymement leurs destins, sans considération de culture, de race, d’âge, de sexe ou de religion. La rencontre avec Bernard-Henri Lévy et Pierre Bergé a suivi. Grâce à leur soutien, ces œuvres du projet Trace feront bientôt l’objet d’une vente aux enchères acquise à la cause des exilés.

Cette histoire dans l’Histoire renvoie finalement, pour les migrants comme pour nous, au tracé sinueux du labyrinthe, λαβύρινθος, ce « réseau compliqué de chemins, de galeries dont on a peine à trouver l’issue ; dédale », dit le Larousse ; cette référence si chère à Ovide et Borges. Connu comme un jardin où l’on se divertit à perdre tout repère, ce dédale trompeur peut aussi tuer à force d’impasses, de doutes et de peurs, à l’image de cette immense vague de migrants perdant partie des siens dans le puissant labyrinthe européen.

À moins que cette perte ne rehausse encore le prix de cet acharnement à en trouver la sortie ? Pour les plus chanceux et les plus forts, c’est l’assurance que le labyrinthe débouche toujours sur une arrivée, un nouvel espoir et donc une nouvelle vie.

Cela me rappelle ces réflexions, en marchant dans le labyrinthe de Hampton Court : « Qu’est ce que ce formidable dédale, la Terre, sinon un labyrinthe insensé depuis le moment de notre naissance ? »²

Maître Pierre Farge, Lampedusa, juin 2016.


¹Le terme tire son origine des migrants eux-mêmes puisque « junglaï », en pashto, signifie « le bois », désignant par extension le terrain boisé où se situait le camp jusqu’à l’arrachage des derniers arbres et arbustes lors de son démantèlement.

²« What is this mighty labyrinth – the Earth, but a wild maze the mo- ment of our birth ? », « Reflexion on Walking in the Maze at Hampton Court », British Magazine,

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