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Édifié par les jours et les nuits passés dans le camp de Calais, Pierre Farge, avocat, dénonce sur le terrain l’aggravation des violences policières et le désengagement de l’État. Au lendemain d’une expulsion forcée de 1500 réfugiés, il témoigne de l’impasse dans laquelle se trouvent l’État français et les migrants.

Tribune de Maître Pierre Farge dans LA RÈGLE DU JEU.

« Calais est pour moi le laboratoire de ce que la République peut produire de meilleur » annonçait Bernard Cazeneuve en déplacement à Calais le 5 mai 2015. Voici ce que la République dans le culte, au moins verbal, des droits de l’Homme peut produire de meilleur.

A mon arrivée, j’ai tout d’abord découvert 7000 migrants sur un sol contaminé classé Seveso interdisant à l’État de lui donner le statut de camp de réfugiés ; au risque de se voir un jour reprocher d’avoir empoisonné des milliers d’hommes, femmes et enfants. Cet espace n’existe donc pas en droit.

En conséquence, je n’ai vu aucune intervention de l’État français, sauf celle forcée par Patrice Spinosi apportant la lumière dans l’artère principale du camp et 10 points d’eau supplémentaires. Et même cet engagement forcé n’a pas été respecté entièrement puisque l’État n’a pas jugé utile de les abriter ni d’assurer leur drainage de façon à rendre un peu de dignité aux migrants en dépit des fortunes engagées pour ériger des murs au bord de l’autoroute, de la gare, du port et du camp même de Calais.

Je n’ai pas vu non plus aucune douche, obligeant les plus âgés à patienter plus de deux heures dans le froid après ceux s’étant rués à l’ouverture du centre Jules Ferry.

Je n’ai vu aucune présence de la Croix-Rouge, sinon de plus petites structures s’étant adaptées malgré elles à l’ampleur de la tâche grâce aux dons et aux bras des bénévoles, britanniques à 90%.

Je n’ai vu aucune sanction des abus quotidiens de la police, favorisant la désorganisation générale des approvisionnements par l’interdiction de stationnement dans le seul chemin d’accès au camp ; ou stoppant les ambulances appelées en urgence, mettant ainsi une heure en plein jour et n’acceptant plus de se déplacer à l’entour du camp de nuit.

Les fantaisies des CRS vont jusqu’à abriter à la tombée de la nuit dans leurs camions des riverains cagoulés attendant le passage d’un migrant pour l’assommer à coups de bâton télescopique. Interrogeant les calaisiens en question, ils pensent l’outil suffisamment flexible et efficace pour briser les os des migrants derrière qui se cache potentiellement un infiltré de Daech (le verbe « penser » devant être pris dans son acception la plus modeste).

Je n’ai vu aucune sanction des services hospitaliers refusant leurs soins à certains migrants, comme cet afghan, devenu fou, que j’ai emmené aux urgences à chaque crise psychotique. Dans un instant de lucidité, il s’est depuis présenté de lui-même aux autorités pour leur demander de l’expulser. De retour à Kaboul depuis une semaine, il préfère tout compte fait l’enfer de la guerre à la folie de Calais.

Dans ces conditions, je n’ai vu aucune volonté des réfugiés de formuler une demande d’asile en France, mais plutôt m’expliquer pourquoi ils tentent chaque nuit leur chance en sautant dans les camions à l’embouchure du tunnel sous la Manche. Seule une vingtaine chaque jour parviennent à passer un coup de téléphone de l’autre côté, victorieux de croire au paradis après l’enfer.

Pendant ce temps en France, la situation s’aggrave.

Lorsque les bénévoles se sont absentés pour les fêtes de Noël, qui pour la première fois en 457 ans coïncidait entre musulmans et catholiques, il ne restait certaines nuits que quatre volontaires sur le camp pour gérer les contingences des 7000 migrants.

Cela me fait penser à Samir, soudanais arrivé il y a quatre mois, installé dans une caravane voisine à la mienne. Avec son visage calme et composé, il m’explique s’être résigné et palier maintenant le manque de bénévoles sur le camp en organisant les distributions aux nouveaux arrivants. Il est ainsi réveillé toutes les nuits par des familles désespérées, risquant ainsi sa vie à chaque distribution qu’il est obligé d’effectuer seul au milieu de la faim et du froid sur un sol tantôt gelé, tantôt boueux. Son sort est maintenant affaire de ministres, qui semblent toujours écouter mais ne pas entendre.

Aujourd’hui, après toutes les violences et promesses non tenues, les réfugiés ne veulent rien savoir et c’est l’impasse. L’État a ainsi exigé en début de semaine de réduire de 100 mètres le périmètre du camp. Les réfugiés refusent quant à eux tout déplacement, dénonçant l’arbitraire de l’État. Notre pays,  plein du mot Progrès, a donc décidé de détruire par la force, au bulldozer, les abris de fortune dans lesquels les associations avaient pourtant tant investi.

Quelles actions mener pour sortir de l’impasse et quelles leçons en tirer ?

L’inconséquence de cet état de fait permet tout d’abord de tirer trois actions.

La priorité de l’urgence est d’assurer un suivi au cas par cas des 1500 migrants expulsés par la force en tenant les promesses de l’OFPRA. A savoir, je cite, un logement dans un centre d’accueil sur le territoire français avec repas quotidiens, aucune violence de la police à l’occasion du déplacement – le fait de le préciser en dit beaucoup –, le droit d’y entrer et sortir librement, ainsi qu’une réponse dans les trois mois à la demande d’asile et l’assurance d’un contact avec l’administration britannique pour ceux dont la famille proche demeure en Grande-Bretagne.

La seconde priorité est d’imposer un management européen pour une répartition des migrants sur l’ensemble du territoire selon les possibilités fonctionnelles de chaque État membre, comme le soutient Antonio Guterres, Haut Commissaire des Nations-Unies pour les réfugiés depuis 2005. Avec une population de 550 millions d’habitants, le million de réfugiés arrivé en 2015 dans l’Union européenne présente un rapport juste d’un pour 2000 européens (à titre de comparaison, le Liban compte un réfugié pour trois de ses ressortissants et la Turquie en accueille vingt fois plus qu’elle ne s’y était engagée au début de la crise).

C’est précisément parce que les choses ne sont pas gérées de cette façon que certains villages allemands de 300 habitants se trouvent envahis par 1000 migrants. Et ce management européen est d’autant plus viable que les conflits en cours en Irak, Libye, Yémen ou Syrie vont s’aggraver – à l’image de l’évacuation pour famine de la ville de Madaya cette semaine – et que d’autres États sont sur le point de s’effondrer sur le modèle de la Somalie ou du Soudan.

Enfin, il convient de conjuguer ces deux actions à un soutien financier massif des points d’entrée sur lesquels reposent aujourd’hui toute la pression migratoire, à savoir l’Allemagne, la Suède et l’Autriche. Sans ce soutien, l’Europe ne peut se rassembler pour créer une capacité d’accueil suffisante.

L’Union européenne a les moyens de ce soutien financier.

Il lui suffit par exemple de mettre en place des obligations paneuropéennes pour financer un fonds de soutien aux réfugiés ou encore augmenter les moyens du budget européen – rappelons que l’Allemagne va dégager un excédent budgétaire record de 12 milliards d’euros.

Qui plus est, la France a encore une souveraineté ; elle doit donc l’exercer à Bruxelles et se réapproprier une certaine position d’arbitre. Il est certain que cette décision redonnerait de son éclat au leadership diplomatique pour initier cette levée de fonds.
Voilà les actions que la République peut produire de meilleur à Calais.

Pour tirer des leçons plus durables que l’émotion du moment, trois leçons de l’Histoire doivent éclairer ces actions.

Première leçon de l’Histoire : nous payons aujourd’hui en Europe l’échec des politiques d’intégration des années 1960, 1970 et 1980. L’Union ne peut pas se permettre d’échouer une seconde fois : elle devra investir massivement pour assurer la cohésion sociale des millions de nouveaux arrivants à long terme, c’est-à-dire des premières mais aussi des secondes générations. Cette leçon est parfaitement conforme à l’évolution du monde contemporain, multiculturel, multiethnique et multi-religieux. Il ne faut donc surtout pas s’en tenir à un investissement répondant à une situation d’urgence.

Seconde leçon de l’Histoire : le manque de solidarité général dans le projet européen témoigne d’une Europe divisée, qui ne se résume pas seulement à l’accueil des réfugiés mais également à sa politique économique, budgétaire et organisationnelle. Tant que l’Europe n’est pas unie, tant que sa commission et son conseil européen n’interviennent pas à temps, l’Europe fédérale susceptible de devenir une grande puissance à responsabilité mondiale ne verra jamais le jour. Cet enjeu humanitaire est donc une chance pour l’Europe d’aller de l’avant dans ses ambitions, un gage de cohésion évitant notamment la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE, le fameux Brexit, témoignant au monde son recul et mettant en danger, par la défiance qu’il entraînera, l’existence de l’euro.

Troisième leçon de l’Histoire : quand on manipule l’opinion publique à des fins sécuritaires, la montée aux extrêmes est inévitable. Les villages européens voient une foule incontrôlée avançant de frontière en frontière, imaginant qu’elle passera bientôt par chez eux. Livrés à eux-mêmes face aux migrants, ces villages se tournent de plus en plus vers le Front national. Mais qu’ils se rassurent, l’Europe n’est pas envahie et notre mode de vie n’est pas prêt de changer. Une bonne gestion aux points d’entrées aurait évité cette frayeur et peut encore être opérée.
Par ailleurs, cette foule de migrants n’est pas composée d’infiltrés de Daech, Al-Nusra ou Al-Qaeda puisque ces organisations y voient leur ennemi fuyant le califat. Rappelons-nous que ce sont plutôt des milliers de jeunes européens, qui ont rejoint ces organisations en Syrie et en Irak ; et dont la stratégie est précisément de voir l’Europe leur faciliter le travail en fermant ses frontières aux musulmans.

Dieu rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes.

Par Pierre Farge.

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