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«Le démantèlement commencera quand toutes les conditions de sa réussite seront réunies. Nous y sommes presque et nous irons jusqu’au bout», assurait le ministre du Logement et de l’Habitat durable.

Article de Pierre Farge paru dans la revue ESPRIT février 2017 

Voici donc «l’habitat durable» que notre gouvernement proposait dans son démantèlement de Calais. Le gouvernement assurait que toutes les personnes installées dans le camp de Calais se verraient proposer une solution d’hébergement.

En réalité, les autorités ont détruit les infrastructures qu’elles avaient laborieusement mises en place, à savoir le centre d’accueil de jour avec ses douches, le foyer pour femmes et enfants et le centre d’accueil provisoire constitué de conteneurs; et ce, sans mesures de substitution aux réfugiés autres que temporaires ou d’urgence.

Le gouvernement assurait en effet que des centres d’accueil et d’orientation, les fameux CAO, seraient à la disposition des migrants pour effectuer une demande d’accès au Royaume-Uni.
En réalité, aucune assurance n’existait que ces demandes aient des chances raisonnables d’aboutir; et absolument aucun logement de substitution n’était proposé à la moitié des migrants refusant ces centres parce qu’ils préféraient rester dans le Calaisis à tenter inlassablement de rejoindre l’Angleterre.

Ce démantèlement tombant du ciel à quelques mois d’une échéance présidentielle semble moins le fruit d’une préoccupation humanitaire qu’un calcul électoraliste.

Le gouvernement assurait qu’il était « hors de question de laisser encore plus longtemps ces personnes dans la boue et la détresse » car « un hiver de plus dans la jungle n’est pas possible¹ ».
En réalité, c’est dans une boue et une détresse encore plus profondes que sont plongés les migrants. En empêchant les avocats d’accéder au camp, le gouvernement méprise les droits de centaines d’entre eux.

Pourquoi, me demanderez-vous, puisque ce gouvernement souhaite si fort « mettre à l’abri » les migrants ? Eh bien, parce que les avocats ont pour mission de les munir d’un formulaire à remettre aux autorités en cas d’interpellation, précisant leur identité, ainsi que leur volonté de bénéficier d’un avocat, d’un interprète et d’un examen médical, et que, s’ils sont trop nombreux à présenter ce formulaire, la gestion devient impossible aux policiers, qui préfèrent l’arrestation de masse afin de remplir les centres de rétention administrative.

En somme, ce démantèlement tombant du ciel à quelques mois d’une échéance présidentielle semble moins le fruit d’une préoccupation humanitaire qu’un calcul électoraliste. Le gouvernement profite de l’accalmie de la « saison » pour évacuer un camp devenu trop visible, confiant ainsi courageusement le fond du problème à la prochaine législature, au printemps, lorsque les conditions en Méditerranée seront à nouveau favorables.

Commencer par pleurer

De tous ces témoignages de l’écart mesurable entre la proclamation des droits et leur effectivité, je comprends que le plus grave reste la situation des mineurs non accompagnés. Ils étaient encore 1 300 dans le démantèlement. Un nombre alarmant.

Ce chiffre vous est indifférent ? C’est normal, j’y étais également insensible avant d’arriver sur le camp, autant que ceux entendus dans le concert d’égoïsmes et la compétition de victimes, quotidien de ma télévision.
Quelles relations notre conscience établit-elle entre les quelques dizaines de disparus d’un crash en avion, les millions de morts au Proche-Orient, l’éclatement d’une guerre ou la proclamation d’une nouvelle dictature ? Seule l’épaisseur du réel m’a permis de prendre conscience du drame de chaque miette de vie humaine.

Comme Sayed, m’ayant invité un après-midi à rejoindre sa tente pour me raconter le sien, après avoir cheminé dans un dédale d’abris, de sable humide et de boue merdeuse. À la lueur d’une bougie, au crépitement de la pluie sur le nylon du baraquement, il commençait par pleurer. Son père assassiné sous ses yeux par les talibans dans la province de Baghlân, sa fuite avec son frère perdu en route, la faim, la guerre, la prison, puis les milliers de kilomètres à pied pour parvenir jusqu’à Calais. Cela fait trois mois qu’il est là et prend des forces pour rejoindre l’Angleterre par tout moyen. Il a 16 ans. Il a tout vu. Et il n’a pas peur.

Pourquoi s’indigner ?

Parce que je n’arrive pas encore à croire que ce camp ait existé à deux heures de Paris et à quinze minutes d’une gare Sncf.

Parce que j’y ai vécu de longues semaines à sentir l’impuissance, l’injustice et par-dessus tout, la honte de voir s’immobiliser des mois entiers l’ombre de corps bouleversés, de regards vaincus, de destins transits.

Parce que j’y ai été habillé en réfugié, j’y ai mangé en réfugié, j’y ai été insulté en réfugié ; et parce que j’y ai finalement été du fond du cœur convaincu de l’égalité des hommes, de l’absence de hiérarchie, malgré tout ce que la logique dominante pousse à croire des diplômes, des revenus et des grandes écoles.

Parce qu’après cet engagement à Calais, me voilà à Lampedusa ; ce morceau de terre de 20 km2 à 70 milles des côtes d’Afrique et à 120 milles des côtes de Sicile, où 400 000 migrants ont atterri en vingt ans ; ce morceau d’Italie d’en bas où le pays se repose, mais où continuent d’échouer quotidiennement, un peu par hasard et de nulle part, des Kurdes, des Nigériens, des Somaliens, des Soudanais, des Libyens et des Érythréens suppliciés.

Parce qu’à l’heure où l’Occident court après les Pokémon Go et leur « professeur Saule qui a passé sa vie à s’intéresser à leur migration », des migrants bien réels continuent de s’échouer d’Orient.

Parce que cet antagonisme entre le virtuel et le réel s’illustre, à quelques encablures de bateau, dans la misère libyenne contemplant la richesse de Pantelleria.

Parce que l’arrivée massive de migrants, ces derniers jours à Lampedusa, a fini de me convaincre que ce flux n’est pas près de tarir les camps voisins de Calais qui grossissent, par exemple à Grande-Synthe ou à Norrent-Fontes.

Parce que je ne supporte plus de voir ces bateaux nous immerger dans le drame quotidien des migrants, entassés jusqu’à 250 alors que nous ne monterions pas à plus de 20, échappés du désert et à l’État islamique par les rives libyennes, le visage émacié, le corps chétif, déshydraté, à bout de force, aux vêtements puant l’essence et aux gilets de sauvetage cisaillant la peau.

  En quelques années, Mare Nostrum s’est transformée en mer monstrueuse, charriant les cadavres et la haine religieuse, tombeau oublié.

Sabratha, 3 000 migrants

Parce que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés estime qu’au moins 275 000 personnes attendent d’embarquer de l’autre côté, en proie au nouveau trafic d’esclaves et aux mafias de passeurs à Sabratha, port du Nord libyen, aussi familier des milices que des salafistes.

Parce que ces bateaux à la dérive symbolisent la dérive même de l’Europe qui a abandonné la Grèce en 2015, puis l’Italie en 2016, face à la crise migratoire.

Parce que cette Italie que l’on appelait la Grande Grèce, la Magna Graecia, plus grecque qu’italienne, est aussi l’Italie perdue de Matteo Renzi, l’ancien président du Conseil italien, aujourd’hui aux mains du comique Beppe Grillo et de ses amis du M5S.

Parce que je ne supporte plus de voir le fondement de l’Europe se déliter ; et abandonner Athènes et Rome, ces deux berceaux d’une humanité première, à l’origine de l’expression idéale de justice et de liberté entraînant le respect des lois, le civisme et le sens du courage.

Parce que dans ces conditions, la perspective d’une solution politique, en France à Calais ou en Italie à Lampedusa, forgée dans cette Union européenne ou autour de cette Méditerranée est plus éloignée que jamais.

Cette Méditerranée par laquelle notre histoire a commencé, où les Anciens ne voyaient qu’une civilisation des deux côtés de la rive et des trois continents, appelée par les Grecs et les Romains « notre mer », cette mer de proximité, avec ses côtes rassurantes et ses morceaux d’îles illuminées de promontoires en promontoires, de l’Égée à la mer Ionienne, cette Méditerranée, qui revient en force de la pire façon : en quelques années, Mare Nostrum s’est transformée en mer monstrueuse, charriant les cadavres et la haine religieuse, tombeau oublié.

Ce soir, après cette semaine de démantèlement à Calais, et sur cette île entre les bords de l’Orient et de l’Occident, tout semble irréel, presque beau malgré le drame alentour. La nuit n’est pas encore close, mais l’obscurité l’emporte, de minute en minute, sur les rivages bleus et roses de cette fin d’été, et de ce thé vert au goût sucré d’éternité. Dans cette ambiance de camp de réfugiés, je m’allonge et cherche le sommeil à même le sol. Ce sol que des milliers de migrants ont piétiné toute la journée à la recherche d’un nouveau départ, où maintenant ils fument et jouent aux cartes non loin de moi, où une partie de football improvisée se tient à quelques pas entre la Somalie et la Libye, et où, dès demain, ils reprendront la folle course vers un « habitat durable ».

Par Maître Pierre Farge, avocat à la cour.

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Notes

¹Entretien avec Emmanuelle Cosse, « Un hiver de plus dans la jungle de Calais n’est pas possible », Libération, 14 octobre 2016.

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