Maître Pierre FARGE, entretien avec Jacques VERGÈS,
Lundi 5 septembre 2011, 15h, 20 rue de Vintimille, 75009 Paris.

Jour de rentrée, au fond d’une cour pavée de la rue de Vintimille, sans plaque d’avocat, l’hôtel assez particulier de Jacques Vergès. Entre deux buis taillés en boule, une porte majestueuse et une sonnette de bronze.

Accompagné au dernier étage, je découvre une collection de jeux d’échecs rappelant son sens de la stratégie. Lumière tamisée, volutes de cigare, il m’accueille chaleureusement parmi ses statues africaines et autres masques orientaux pour m’accompagner jusqu’à son bureau sur lequel repose un cobra dressé en cristal, « un cadeau de Moussa Traoré », trois orchidées blanches dans un vase Ming et un agenda grand ouvert noirci de rendez-vous.

Pierre Farge : La poursuite de Sarkozy devant les instances judiciaires internationales pour crime contre l’humanité en Libye a-t-elle des chances d’aboutir ?

Jacques vergès : Le bombardement des forces armées de l’OTAN, ordonné par Sarkozy, a fait près de 25 000 victimes civiles. Les drones ont détruit des écoles, des hôpitaux sous prétexte d’abattre les immeubles de la télévision libyenne et sauver la population d’un tyran.

La Libye humanitaire dans le pays le plus riche en pétrole d’Afrique ?

Oui. Sarkozy, en tant que Président de la République en fonction, bénéficie de l’immunité présidentielle, il est donc intouchable devant les juridictions nationales. En revanche, il peut comparaître devant la Cour pénale internationale, sous réserve de l’accord du Parquet qui lui donne compétence, qui lui-même est contrôlé par le Gouvernement. CQFD.

Comme Robespierre qui fut un des premiers à lutter contre la peine de mort tout en s’appuyant sur la restriction pour faire fonctionner la guillotine, iriez-vous jusqu’à dire que Kadhafi était habité de cette même contradiction qui ravage un progressiste ; autrement dit, qu’il œuvrait pour le bien de son pays ? Seriez-vous prêt à le défendre ?

Pourquoi le défendre ? Il n’a rien fait ! De quoi se mêle la France ? Cela n’est pas un printemps arabe, la contestation populaire était extrêmement faible comparée à la Tunisie ou l’Égypte.

Aux antipodes de l’expédition néocoloniale en Libye, parlons justement des printemps arabes et plus particulièrement de la Syrie. Simplement une question de fond concernant Bachar el-Assad : élevé au Rosey, il ignore les injonctions de l’Ouest alors qu’il est le fruit de cet Occident élitiste et opulent. Ce n’est pas un peu paradoxal ? On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

C’est le complexe des orientaux depuis toujours face à la l’Europe. Le Shah d’Iran, l’Aga Khan étaient biculturels, tout à fait occidentalisés, comme en Turquie ou en Égypte. Peut-être aussi s’est-il infiltré dans le système pour mieux le détruire…

En Côte d’Ivoire, quelle peine encourt Gbagbo ? La prison à vie pour crime économique, je n’y crois pas. Un Président, même déchu, est intouchable, vous le savez bien?

Tout à fait. Que peut-on contre lui dans la mesure où l’armée française – et c’est le comble – a débarqué pour imposer son Président, ce qui fait de Ouattara le Président de l’étranger et non de la Côte d’Ivoire. Sans l’appui de l’Ouest, il n’aurait jamais pu s’imposer. Je le plains.

Vous critiquiez dans les années 1990, sans le nommer, un de vos confrères devenu Ministre, selon vous, « c’est un avocat raté ». Lui auriez-vous pardonné depuis qu’il est à vos côtés en Côte d’Ivoire ?

Bien sûr, vous parlez de Roland Dumas.

Je parlais de l’incorruptible jacobin, un des premiers défenseurs des Droits de l’Homme. Aux vues des derniers comportements de l’ONU en Libye et en Côte d’Ivoire¹, quelle image en avez-vous ?

J’y crois mais il en est fait un mauvais usage… et souvent par les mêmes.

Qu’est ce qui vous a donné ce courage à 20 ans, face au lynchage et aux menaces de mort, alors que vous défendiez l’anticolonialisme en Algérie et la tête de Djamila Bouhired ?

Sans doute d’être sorti Premier Secrétaire de la Conférence du stage m’a donné confiance.

Au procès Pétain, auriez-vous adopté la même stratégie qu’Isorni ?

Isorni a dit cette phrase très belle : « J’aurais pu être l’avocat des grandes fortunes, j’ai préféré être l’avocat des grandes infortunes ». Il n’avait pas mes idées mais c’était une époque où les avocats au Palais pouvaient discuter, où ils s’estimaient malgré des opinions politiques très différentes. Il m’a beaucoup appris. Il a d’ailleurs été vingt ans avant moi Premier Secrétaire.

Au procès Pétain, il a d’abord écarté Lemaire qui voulait plaider le gâtisme du Maréchal, autant dire le contraire du travail d’un avocat digne de ce nom qui défend la dignité de son client. Cela me fait penser à ce livre de Simenon, Lettre à mon juge. Il s’agit d’un homme qui, condamné pour le meurtre de sa maîtresse sans mobile évident, éprouve ce besoin irrépressible de justifier son acte auprès du juge d’instruction, non pour être acquitté mais parce que l’on ne peut pas s’expliquer entre deux portes d’un tribunal. Or, c’est  le rôle de l’avocat de comprendre et de justifier au procès.

Pour l’unité de Pétain, sont arrivés Isorni et François Lehideux². Mais Isorni a pris l’affaire trop à cœur, il a été trop filial avec Pétain. Il n’aurait jamais dû insulter de Gaulle qui était le seul à pouvoir le sauver.

Et Klaus Barbie ?

Au moment du procès, l’opinion, manipulée par les médias, m’a pris pour un nazi. C’est absurde, les gens ne font pas la différence entre défendre et excuser ; le médecin ne soigne pas la maladie, mais le malade, l’avocat ne défend pas le crime mais l’homme accusé de l’avoir commis. Barbie n’était qu’un exécutant.

J’ai donc reçu beaucoup de menaces, à tel  point que certains confrères m’ont tournés le dos. Par la suite, ces derniers ont compris, ils sont revenus mais c’était trop tard. Après de telles vilenies je n’admets pas.

« Barbie n’était qu’un exécutant », dites- vous, auriez-vous défendu Hitler ?

Absolument, mais même Bush ! Simplement ma condition aurait été qu’ils plaident coupable sinon je n’aurais pas été crédible.

Où ai-je lu que c’est le Che qui vous a fait passer de la pipe au cigare ; quelles étaient vos relations ? Vous êtes-vous connus à La Havane ?

Non, à Paris en 1966, avant son retour via Genève en Bolivie pour la Révolution, qui échoua. Le pays n’était pas prêt à l’expansion castriste.

Connaissez-vous bien l’Amérique latine ? J’ai traversé le Brésil pour passer dix jours en Bolivie.

Sans transition, au niveau anthropologique, comment évaluez-vous la crise – économique, idéologique et spirituelle – que nous vivons ? Parvenez-vous du haut de votre hôtel particulier, tel Siméon Stylite sur sa colonne, à prendre de la hauteur ?

C’est la décadence. La fin d’une civilisation. Politiquement, au lendemain de la seconde guerre mondiale, en France nous avions De Gaulle, aujourd’hui Sarkozy ; en Allemagne nous avions Adenauer, aujourd’hui Merkel ; en Angleterre nous avions Churchill, aujourd’hui Cameron. Intellectuellement, nous avions Sartre, Merleau-Ponty, Camus ou encore Malraux. Qui les a remplacés, BHL ?

La chute est incontestable.

Sans transition toujours, qu’avez-vous pensé du roman DSK à New-York ; c’est l’exemple même du « procès de rupture »  que vous avez inventé, les confrontations médiatiques, par conférences de presse interposées, ont importées davantage dans l’issue judiciaire, connue d’avance, qu’un dialogue entre les juges et l’accusé. L’ancien Maire de Sarcelle qui s’en tire à coups de millions… c’est cela « La démocratie en Amérique » ?

C’est risible et méprisable. La Décadence je vous dis. Aurait-on imaginé De Gaulle ou Churchill violer une femme de ménage ?

Vous utilisez le terme « roman » ; effectivement, tout procès est un roman comme je l’explique dans ma pièce ; et c’est l’aveu qui donne un sens au procès. Antigone, Jeanne d’Arc reconnaissent les faits.

A ce propos, dans l’affaire des emplois fictifs, Juppé en niant l’évidence, ne se rendait pas compte qu’il s’avouait coupable. Il a été condamné. Ceux qui ont reconnus les versements ont été acquittés.

La seule différence entre roman et procès c’est que le roman sent l’encre et le procès sent le sang. Il y a un goût de chair dans le procès.

Quand on a compris cela, on devient Serial Plaideur, jeune homme.

J’ai un faible pour la Russie, comment analysez-vous la politique du Premier Ministre Poutine, et plus largement du relèvement de la Russie depuis la chute du mur ?

La Russie était un champ de ruines. Poutine est un homme digne. Ce n’est pas un vantard.

Pour terminer, quel conseil me donneriez- vous ?

Etre indépendant, à la fois des convenances sociales mais aussi à l’égard du client. Carlos, par exemple, était tellement mégalo qu’au bout de quatre mois je l’ai laissé. L’avocat n’a pas à être aux pieds de son client.

Trois faiblesses ?

J’ai tendance au mépris. Peut-être aussi à l’orgueil ; j’ai passé trois ans de guerre sous De Gaulle comme volontaire dans les Forces françaises libres, en sortant, j’ai décidé à ne baisser les yeux devant personne.

C’était l’époque des procès du FLN et j’avais rédigé avec Georges Arnaud un livre que nous avons adressé au Général de Gaulle qui nous a répondu, de mémoire : « Messieurs, je vous remercie de m’avoir adressé votre petit livre sur Djamila Bouhired ; je sais, dirai-je par expérience, que tout drame français est un monde de drames humains, de celui-là vous avez eu raison de ne rien cacher. Votre évidente sincérité ne peut laisser personne indifférent. Recevez, Messieurs, l’assurance de mes sentiments les meilleurs et très distingués. PS : Avec, pour vous, Vergès, mon fidèle souvenir”. 

Une troisième faiblesse… je ne trouve pas, j’ai beau tourner dans tous les sens, je reviens toujours au mépris.

Un dieu ? Je ne crois pas en dieu mais en l’homme.

Dernière question, celle du Questionnaire de Pivot : « Si Dieu existe, qu’aimeriez vous, après votre mort, l’entendre dire de vous » ?

« Alors TOI… tu m’as fait du souci ! ».

Au fait, le code de la porte d’entrée de votre hôtel particulier est le 1927. Il s’agit de votre date de naissance ?

Hélas, je suis plus âgé.

Par Maître Pierre Farge.

L’entretien Pierre Farge / jacques Vergès en PDF


¹qui décide notamment en Côte d’Ivoire de ne reconnaître que les résultats de la Commission Électorale Indépendante (CEI), invalidant du même coup les résultats proclamés par le Conseil constitutionnel, outrepassant ainsi largement ses pouvoirs.

²président de l’ADMP: Association pour Défendre la Mémoire du Maréchal Pétain.