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Le dernier projet de loi de « sécurité globale » en discussion au Parlement prévoit un article 24 interdisant la captation d’images sur le terrain lors des opérations de maintien de l’ordre. Pierre Farge, avocat, nous explique pourquoi cette idée est liberticide.

Si la proposition de loi est adoptée, le fait « de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police » sera puni d’un an de prison et de 45 000 euros d’amende.

Dans le contexte de restrictions des libertés lié à la crise sanitaire, cet amendement n’est-il pas préoccupant ?

Est-il prévu de mettre un couvercle définitif sur les violences policières ?

Nos libertés civiles sont-elles en danger ?

Une loi ne doit jamais être votée pour obéir à l’urgence de l’actualité.

Encore moins suivre une tendance générale comme en témoigne ces jours-ci l’intitulé lui-même de cette proposition de loi de « sécurité globale ».

Ces mots à la mode placés en titre d’un texte de loi sont en effet à l’image de l’amendement l’amendement sénatorial déposé en décembre 2019 qui prévoyant rien de moins que la modification d’une loi existant depuis près d’un siècle et demi, à savoir la loi de 1881 sur la liberté de la presse.

À l’occasion des mouvements sociaux actuels et de l’engagement des forces de l’ordre pour tenter de préserver l’ordre public, certaines d’entre elles ont été filmées durant leur mission avant d’être menacées jusqu’à leur domicile.

Et pour cause. Les menaces envers les forces de l’ordre suite à la diffusion d’images sur les réseaux sociaux les rendent facilement identifiables, et les transforment, elles et leur famille, en cibles potentielles générant une inquiétude légitime.

Cela dit, pour répondre à cet état de fait, l’interdiction de prendre toute photo ou vidéo n’est pas la solution.

5 Risques et dérives de ce projet de loi

1. Un risque assumé par les forces de l’ordre

Tout d’abord, rappelons que rejoindre les forces de l’ordre requiert un engagement hors du commun, un serment, et un goût du risque obligeant d’accepter une certaine menace, qu’on le veuille ou non, autorisant à ce titre le port d’une arme pour se défendre. Il y a donc dès le départ un risque assumé, et un pouvoir exceptionnel pour y faire éventuellement face.

2. Une entrave à la liberté d’informer

L’amendement est ensuite critiquable en tant qu’entrave à la liberté d’informer, qui n’est pas le privilège des journalistes, mais de chacun ; ainsi un moyen légal d’empêcher la captation d’images de violences policières revient à limiter ce droit à l’information, voire les sources mêmes de nos journalistes.

Dans ce sens, la Défenseure des droits, Claire Hédon, s’est dit « particulièrement préoccupée » par cette disposition qui ne doit pas « entraver ni la liberté de la presse, ni le droit à l’information ». Et de rappeler que « l’information du public et la publication d’images relatives aux interventions de police sont légitimes et nécessaires au fonctionnement démocratique » (source : communiqué de presse du 5 nov 2020 « Proposition de loi « Sécurité globale » : l’alerte de la Défenseure des droits« ).

3. Une incohérence avec la généralisation de la vidéosurveillance…

Il est aussi complètement paradoxal d’équiper nos villes de millions de caméras, « pour notre sécurité », et de refuser l’utilisation de celles de nos téléphones, encore plus proches des faits.

 4. … et des caméras embarquées à bord des véhicules

Il est encore plus paradoxal de généraliser l’usage de la dashcam : cette caméra embarquée dans les voitures se généralise de plus en plus en France, et est devenue la norme dans certains pays asiatiques.

Elle peut réduire le montant de votre assurance dès lors qu’elle permet de trancher la responsabilité dans le cadre d’un accident de la route.
Peut-on imaginer que cette vidéo soit inexploitable en justice au prétexte que les services de police sur les lieux de l’accident seraient identifiables ?

5. Un risque accru d’arbitraire

Quel contre-pouvoir reste-t-il face au monopole de la violence légitime théorisé par Max Weber : les policiers étant assermentés, leur verbalisation fait foi, notamment face au Code de la route prévoyant qu’un agent verbalisateur puisse relever le numéro d’immatriculation d’un véhicule dont le conducteur a commis une infraction et dresser un procès-verbal, sans procéder à une interpellation ?

Face aux prérogatives dont disposent les forces de l’ordre et qui constituent donc un risque d’arbitraire, il semble légitime qu’elles ne puissent pas s’opposer à l’enregistrement de leur image permettant au citoyen de prouver sa bonne foi.

Une alternative est possible : la cagoule anti-feu

Si les services de police ne souhaitent pas être reconnus, rien n’interdit qu’ils utilisent une cagoule anti-feu. Depuis 2016, à la suite de jets de cocktail Molotov à Viry-Châtillon, les forces de l’ordre disposent en effet de cagoules utilisées en général contre les gaz lacrymogènes lors des manifestations.

Pour d’autres raisons, tenant notamment à la sensibilité de sa mission antiterroriste ou de contre-espionnage, le GIGN, pourtant objet de la protection des forces spéciales en matière de diffusion d’image conformément à l’arrêté du 7 avril 2011 relatif au respect de l’anonymat, procède déjà à l’usage de la cagoule.

Un texte à contresens de l’histoire

Ce projet de loi va donc aux antipodes de l’engagement même des forces de l’ordre.

Il s’inscrit exactement à l’inverse du sens de l’Histoire, et notamment de la digitalisation inéluctable de nos vies.

Il se révèle même dangereux pour les libertés publiques et il est liberticide comparé au monopole de violence légitime dont dispose déjà l’État, que ce soit face aux risques d’abus policiers lors de manifestations, ou d’arbitraire pour faire appliquer le Code de la route.

Il est donc tout simplement absurde.

Dans ces conditions, les parlementaires à l’origine de cette initiative dangereuse feraient mieux de veiller à ce que la justice :

  • applique la circonstance aggravante déjà prévue pour les violences commises sur une personne dépositaire de l’autorité publique,
  • raccourcisse les délais d’audiencement des forces de l’ordre qui sont victimes,
  • et revoie leur barème d’indemnisation, à ce jour complètement décorrélé de la réalité du préjudice.

En tout état de cause, prétexter ainsi la sécurité illusoire des forces de l’ordre pour éloigner les preneurs d’images et sacrifier la liberté d’information au prétexte de la sécurité des forces de l’ordre, rappelle ce mot de Benjamin Franklin :

« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité n’est digne ni de l’un ni de l’autre, et finit par perdre les deux. »

Pierre Farge, Avocat en droit pénal au Barreau de Paris.

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