La Haute Cour de Londres, qui se penchait une nouvelle fois sur le cas de Julian Assange, la semaine dernière, dira le mois prochain si elle confirme l’extradition du fondateur de WikiLeaks ou non. Inculpé pour espionnage, il encourt 175 ans de prison en Amérique.
Tribune de Pierre Farge parue dans le magazine Causeur
Le parcours de M. Assange présente de nombreuses similitudes avec Alexeï Navalny, mort en Russie dernièrement dans les déplorables conditions que l’on sait.
Tous deux ont à peu près le même âge, tous deux ont fait l’objet de demandes d’extraditions, et tous deux ont été retenus en captivité tout en étant gravement malades.
Enfin, tous deux font l’objet d’une instrumentalisation de leur sort pour nuire soit à la réputation des États-Unis, soit à la réputation de la Russie.
Dernier espoir du lanceur d’alerte pour éviter la prison à vie aux Etats-Unis, l’extradition de Julian Assange fait donc l’objet d’un ultime recours.
Au lendemain de la mort d’Alexeï Navalny dans les geôles de Poutine, enfermé pour avoir résisté au pouvoir en place, cette décision mobilise d’autant l’opinion.
La femme de Julian Assange déclarait que l’état de santé de son mari s’était détérioré durant sa détention au point que si l’extradition aux États-Unis devenait définitive, « il mourrait » (Le Parisien)
Cette déclaration trouvait alors un écho particulier lorsque, le lendemain, le Kremlin annonçait la mort d’Alexeï Navalny, principal opposant du président russe en exercice Vladimir Poutine, incarcéré dans une colonie pénitentiaire aux conditions extrêmes en Arctique.
Comparaison n’est pas raison, mais force est de constater quelques similitudes entre les deux hommes.
Tous deux sont de la même génération, ils ont cinq ans d’écart. Tous deux sont des résistants, des lanceurs d’alerte qui ont osé s’opposer à un système. Tous deux sont devenus des symboles et donc des instruments, tantôt des foules, tantôt des puissants.
Deux figures qui déchainent les passions
Tous deux ont souffert, souffrent – pour combien de temps encore ? – d’une détention provisoirement durable, sans condamnation définitive, donc au mépris de la présomption d’innocence.
Tous deux ont supporté, ou supportent toujours, des conditions de détention rudes, (très dures pour Navalny, à l’isolement total), au mieux en quartier haute sécurité. Navalny n’a pas tenu trois ans.
Assange est emprisonné depuis cinq au Royaume Uni, bataillant judiciairement contre son extradition.
Tous deux encourent – encouraient – la perpétuité, c’est-à-dire d’être emmurés vivant jusqu’à ce que mort s’ensuive… L’un au passé, l’autre au présent, tous deux ont fait l’objet d’une demande d’extradition, de pays eux-mêmes adversaires traditionnels.
Alors que l’on a entendu l’indignation des Etats-Unis à l’annonce de la mort de Navalny, ce héros qui tenait tête au pouvoir corrompu de Poutine, la Russie accueillait voilà encore quelques années Assange à bras ouverts, offrant refuge au lanceur d’alerte à l’origine des WikiLeaks, ayant ouvert les yeux du monde sur certaines pratiques de l’armée américaine.
L’accueil était à ce point chaleureux que Poutine l’invitait même à présenter des émissions de télévision sur la chaine Russia Today. Et c’est dans ces conditions qu’Assange participait à l’installation d’un autre lanceur d’alerte ennemi des Etats-Unis, Edward Snowden, lequel réside à Moscou depuis dix ans.
Depuis, les autorités américaines veulent juger le lanceur d’alerte au mépris des règles du procès équitable, au terme desquelles il pourrait être condamné à 175 ans de prison, un supplice qui, en 1791, passait pour plus cruel que la peine de mort elle-même (la France, de son côté, a abandonné les peines perpétuelles tout en maintenant longtemps la peine de mort).
Pour ce faire, les États-Unis saisissent en 2019 la justice britannique d’une demande d’extradition de Julian Assange. En vain d’abord, mais c’était sans compter sur l’acharnement américain, exerçant ses voies de recours.
Depuis, la justice britannique rend une succession de décisions défavorables au lanceur d’alerte, jusqu’à l’ordonnance d’extradition formellement approuvée par le ministre de l’Intérieur britannique, le 17 juin 2022.
Haute Cour de Londres, puis dernier recours, la CEDH
Une nouvelle vague de recours juridiques suit.
D’abord la High Court, statuant à juge unique le 6 juin 2023. Puis à nouveau ces jours-ci, mais cette fois en formation collégiale, examinant les moyens de droit suivants, à savoir, notamment :
– Le non-respect du procès équitable en cas de jugement sur le sol américain (où Donald Trump a solennellement demandé « sa tête ») ;
– L’interdiction de l’extradition en raison de délits politiques (disposé à l’article 4 du traité bilatéral d’extradition conclu entre les États-Unis et le Royaume-Uni le 31 mars 2003) ;
– L’impossibilité de retenir le crime d’espionnage à l’encontre des éditeurs, les rédacteurs de l’Espionage Act n’ayant pas l’intention qu’ils relèvent de son champ d’application ;
– Le risque de subir des conditions de détention incompatibles avec un état de santé physique et mental décrit comme catastrophique.
La décision de la Haute Cour doit être rendue le mois prochain. Si elle n’est pas favorable, le lanceur d’alerte n’aura d’autre choix que de saisir la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH).
Bien qu’un tel recours ne soit pas suspensif et que les délais pour obtenir une décision peuvent atteindre trois ans, la CEDH peut ordonner, en vertu de l’article 39 de son règlement, de suspendre provisoirement la mesure d’extradition, pour éviter le « risque imminent de dommage irréversible. »
Et les chances existent. L’extradition constitue une violation de nombreux droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, à savoir, notamment : la liberté d’expression (article 10 de la Convention), le droit au procès équitable (article 6 de la Convention), l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants (article 3 de la Convention), voire, compte tenu des risques de suicide avéré, du droit, le plus élémentaire, à la vie (article 2 de la Convention).
Pierre Farge
Crédits image à la Une : Julian Assange à la Cour suprême de Londres en février 2012, (Kirsty Wigglesworth/AP/SIPA) et Alexei Navalny à la Cour de Moscou en mars 2017 (Denis Tyrin/AP/SIPA)