En écho au rapport public dénonçant la totale indignité des conditions de garde à vue, et des réponses du ministre de l’Intérieur, Pierre Farge, avocat pénaliste, témoigne d’une réalité encore pire des commissariats parisiens.
Tribune de Maître Pierre Farge parue dans Contrepoints
Dans un rapport publié le 21 septembre 2021 au Journal officiel, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté réclame la mise en place d’une politique gouvernementale pour améliorer les conditions d’accueil des gardes à vue en France.
Elle dénonce notamment « la totale indignité des conditions d’accueil dans les locaux de garde à vue », et accuse le ministère de l’Intérieur d’une « absence manifeste de volonté d’évolution », ne pouvant s’expliquer uniquement par les économies et les limites budgétaires.
En réponse, Gérald Darmanin rappelle courageusement que des travaux ont été réalisés et sont prévus entre 2019 et 2024 dans les locaux de garde à vue. Il conteste la véracité du rapport en soulignant qu’il se fonderait sur la visite d’un nombre limité de locaux.
Selon lui, « l’obligation de traiter avec dignité les personnes gardées à vue est rigoureusement respectée », notamment par un nettoyage renforcé des geôles et par la mise à disposition de kits d’hygiène (sic). Mieux, la saleté persistante des locaux serait imputable au comportement des « délinquants » (drôle de terminologie au regard de la présomption d’innocence), c’est-à-dire des gardés à vue.
Pour tenter de dépasser la polémique, et peut-être élever le débat, un témoignage de terrain me parait plus utile.
Pour avoir effectué quelques visites auprès de centaines de gardés à vue dans le cadre de mes fonctions d’avocat, parmi lesquelles un grand nombre alors que j’étais très jeune dans le cadre de commissions d’office, puis de façon continue dans des affaires plus complexes, je peux confirmer que ce rapport est encore en dessous de la réalité.
Ce rapport est encore en dessous de la réalité
Pour avoir donc écumé des dizaines de commissariats parisiens, et de nombreuses fois pour certains, je peux confirmer :
- Le partage d’une cellule, parfois durant toute une nuit, pour une dizaine d’individus, soit une personne par mètre carré environ, dans un espace grand comme une chambre de service.
Une personne instable et donc potentiellement dangereuse n’est pas systématiquement isolée, si bien que la peur qu’elle génère et la distance qu’elle suppose, obligent les autres occupants à se serrer un peu plus !
- Les odeurs pestilentielles, l’accumulation de crasse et le nettoyage impossible des cellules, découragent quiconque compte tenu de leur état plus que dégradé.
Dans certains commissariats où l’on ne peut plus entasser personne en cellule les gardés à vue sont carrément laissés à l’avant-poste, c’est-à-dire que faute de pouvoir être enfermés avec les autres, ils doivent rester menottés à un banc toute la durée de leur garde à vue ; l’état des cellules est parfois tel que pour certains c’est même une chance.
- Certains sont contraints de se coucher à même le sol, au mieux en se partageant un matelas ou une couverture tout aussi crasseux, quand il y en a.
Il n’est pas rare d’attraper ainsi la gale ; un client me l’a même transmise une fois, selon toute probabilité.
Les conditions de travail également dégradées pour les avocats
Cela permet d’en venir aux conditions de travail des avocats eux-mêmes dans des espaces pareils, puisque le local censé permettre un entretien confidentiel avec leur client, à raison de trente minutes maximum par 24 heures, est souvent à peine plus propre.
Normalement d’une superficie d’au moins 5 m2 il doit disposer d’une table et de deux chaises.
En réalité, il est parfois de la dimension d’un placard à balais, ou bien il est utilisé par le médecin chargé de vérifier la compatibilité de la garde à vue avec l’état de santé de la personne concernée ; l’avocat doit alors s’entretenir à côté d’un lit médical d’appoint souvent souillé.
Faute de fenêtre la plupart du temps, cette pièce n’est surtout jamais aérée.
Cet état de fait est d’autant plus préoccupant en pleine crise sanitaire où la distanciation sociale est la règle, sachant que les gardés à vue ne peuvent respecter aucun des gestes barrières, ni se laver les mains, les désinfecter, ou veiller à la distanciation physique.
Un peu de discernement aurait été le bienvenu en offrant par exemple un local voisin vide car en traversant les couloirs, on voit qu’il y a la plupart du temps une pièce totalement disponible.
En vain : pour m’être insurgé une fois, il m’a été répondu que je pouvais tout à fait refuser de m’entretenir avec mon client si je n’acceptais pas le local puant.
Le plus désolant de ce qui précède est sans doute la conclusion de ce rapport, puisqu’il recommande naïvement de pallier tous les manques.
Dans un monde parfait il faudrait :
- limiter le nombre de personnes dans les locaux de garde à vue en fonction de la superficie de ces locaux,
- veiller à leur entretien afin d’y maintenir de bonnes conditions d’hygiène,
- fournir une banquette ou un matelas par personne,
- informer les gardés à vue de la possibilité de recevoir un kit d’hygiène et se laver,
- faire respecter les mesures sanitaires,
- ne pas placer d’individus en garde à vue dans des locaux non conformes à ces recommandations (sic).
Au bout du compte, l’inaction est exactement la même.
La solution vient donc de plus haut, face à une chaîne pénale complètement saturée.
Des gardes à vue abusives
La France est le seul pays d’Europe où l’on peut être placé si facilement, et donc abusivement, en garde à vue, ce qui explique donc logiquement cette explosion des capacités d’accueil « pour les nécessités de l’enquête » sans aucun seuil de peine, alors qu’en Espagne ou en Allemagne la garde à vue ne peut se faire que si la peine encourue dépasse un certain quantum.
La France est le seul pays d’Europe où il est si difficile et réellement utile d’exercer un recours en responsabilité de l’État pour obtenir réparation du préjudice occasionné par ces conditions indignes.
La France est surtout le seul pays d’Europe où le régime de la garde à vue a été autant de fois mis en cause et souvent condamné de façon historique par la CEDH en 2010, 2019, ou encore 2020 qui énonce que « l’État avait commis une faute lourde à raison du défaut de soins durant la garde à vue dont le requérant avait fait l’objet » ; quand ce n’est pas le Conseil constitutionnel lui-même, comme lorsqu’il avait censuré le régime français de garde à vue au regard des droits et libertés garantis au citoyen il y a une décennie par exemple.
La France est enfin un des rares pays d’Europe où le rôle de l’avocat est aussi restreint : nous avons certes la possibilité de nous entretenir avec notre client un maximum de trente minutes par 24 heures, mais sans avoir accès au dossier dans le respect du contradictoire. Ce qui limite pour le moins une connaissance exacte des faits reprochés et donc un exercice utile des droits de la défense.
Maître Pierre Farge, avocat en droit pénal.
Crédit image de couverture : Grant Durr sur Unsplash