Pris à l’initiative de Michel Sapin, le décret n°216-567 du 10 mai 2016 relatif au registre public des trusts visant à appréhender les trusts français n’aura jamais l’effet escompté dans la lutte contre l’évasion fiscale. Le ministre des Finances annonce un registre mentionnant les bénéficiaires effectifs, mais cette mesure théorique est tout simplement impossible à mettre en œuvre en pratique.
Article de Maître Pierre Farge publié dans La Tribune
Institution de droit anglo-saxon, le trust est paradoxalement né sur les territoires de droit civil à l’époque des Croisades. Au Moyen-âge, le Roi, étant propriétaire de son Royaume, cédait ses territoires, comme des concessions, à ses vassaux et se réservait le droit de les retirer en cas de trahison ou simplement d’absence de descendance mâle.
Pour contourner cette contrainte, les chevaliers, – déjà fins analystes de l’élusion des normes impératives – lors des conquêtes normandes de 1066, trouvèrent une parade légale en transmettant à un ami leur terre au bénéfice de leurs femmes et enfants. L’usage s’est ensuite généralisé et permit de contourner l’exigence du Roi de récupérer la terre qui lui appartenait à la mort du sujet en la cédant à un ami en vie, au bénéfice des proches.
Depuis le Moyen-Age, le trust est au cœur de l’économie offshore comme en témoignent la réplique aujourd’hui fameuse de Pierre Lepaulle dans son Traité théorique et pratique des trusts :
« des Accords des plus grandes guerres au plus simple héritage, du plus audacieux complot de Wall Street à la protection des petits enfants, le trust voit défiler devant lui le cortège hétéroclite de tous les efforts de l’humanité : les rêves de paix, l’impérialisme commercial, les tentatives d’anéantir la concurrence ou d’atteindre le paradis, par haine ou par philanthropie, l’amour d’un proche de sa famille ou le désir de la dépouiller de tout après un décès ; tout cela dans un défilé où les protagonistes sont habillés de robes ou de haillons, couronnés d’une auréole ou marchant en souriant. Le trust est l’ange gardien de l’anglo-saxon, l’accompagnant partout impassiblement, du berceau jusqu’au tombeau »[1].
Le risque d’une institution juridique étrangère est que l’on souhaite la classer par cousinage dans ses propres catégories juridiques comme ce serait le cas entre la fiducie et le trust. Ce dernier est inclassable :
« il n’est ni une personne morale[2], ni un contrat[3], ni un mandat[4] (…) mais un acte unilatéral par lequel une personne, le constituant, confie un bien à une autre personne, dénommée trustee, pour qu’elle le gère en homme d’affaire raisonnable au profit d’une troisième personne, le bénéficiaire avant de le remettre à une quatrième, l’attributaire en capital, le capital beneficiary, à l’expiration du trust »[5].
Éventuellement, il peut y avoir une cinquième personne appelée protector, qui serait « chargée de surveiller le trustee dans l’exécution des instructions reçues du constituant »[6].
Le succès du trust s’illustre donc par une alliance tripartite et un dédoublement de propriété, tous deux à l’origine de son opacité.
Alliance tripartite
Le premier sujet du mécanisme du trust est le constituant ou fondateur (settlor en anglais).
Le second est l’administrateur (trustee en anglais), l’agent d’exécution du trust, il dispose de l’obligation d’administrer et disposer du bien. En d’autres termes, il est le détenteur du droit, le legal owner détenteur du legal title, fruit du dédoublement de propriété, si difficile à admettre en droit civil.
Nous l’avons dit, à la volonté des parties, ce legal title peut être confié à un professionnel, le protector, pour une gestion efficace du patrimoine du trust. Le trustee est donc l’entité clef du trust puisque c’est le propriétaire légal qui, tenu au secret professionnel dans le cas d’un avocat, ne révèle le nom ni du fondateur ni du bénéficiaire réels intéressés par l’opération. Au même titre, c’est uniquement le nom du trustee qui figure sur les documents publics de ses centaines de clients. A noter, dans le cas où le trustee n’est pas un avocat, qu’une clause contractuelle peut lui imposer le secret.
Le troisième est le bénéficiaire (beneficiary en anglais) et dispose de la faculté de jouissance. Il est celui à qui est destiné le trust ; et peut être une personne physique avec ou sans lien de filiation avec le settlor, tout comme une personne morale.
Dédoublement de propriété
Le trust repose également sur un dédoublement de propriété, étranger au système latin de l’unicité de patrimoine.
Juridiquement, l’institution anglo-saxonne n’est plus dans le patrimoine du constituant mais dans celui de l’administrateur qui n’en a pas la jouissance, contrairement au bénéficiaire qui est le seul à jouir du privilège.
Il y a un véritable dédoublement de propriété, à savoir une propriété juridique et une propriété économique comme l’atteste l’article 2 de ladite Convention de 1985 disposant ainsi que « les biens du trust constituent une masse distincte et ne font pas partie du patrimoine du trustee » et son article 11 de préciser que « la reconnaissance implique au moins que les biens du trust soient distincts du patrimoine personnel du trustee », à tel point « que les créanciers personnels du trustee ne puissent pas saisir les biens du trust ; que les biens du trust soient séparés du patrimoine du trustee en cas d’insolvabilité ou de faillite de celui-ci ».
Prenons l’exemple de la douloureuse succession Wildenstein pour démontrer l’efficacité du trust. La veuve, plaignante, était à la fois bénéficiaire et protector de trusts. Bien que partie prenante, elle est aujourd’hui dans l’impossibilité de faire valoir son droit, à défaut de pouvoir démontrer la dépendance du patrimoine des trust avec celui du patrimoine propre de son mari.
Alternatives au décret créant un registre public des trusts
Dès lors les origines et les spécificités du trust compris, démontrons par une série non exhaustive d’exemples l’angélisme du décret annoncé par le ministre des Finances Michel Sapin, créant un registre en ligne des trusts sur le site internet du Registre du commerce et des sociétés.
- Exception du trust discrétionnaire. Un trust discrétionnaire exige à l’enregistrement le nom du trustee (propriétaire légal actuel) mais pas du bénéficiaire (propriétaire économique à terme) dans la mesure où le constituant peut être noyé dans un groupe de personnes parmi lesquelles le gérant devra, à un moment déterminé, choisir le véritable bénéficiaire. Or, cela relève d’un engagement confidentiel du gérant à désigner le constituant comme bénéficiaire.
- S’il existe un engagement séparé du trustee envers le settlor, l’avocat l’ignore, et peut donc jurer, qu’au mieux de sa connaissance, son client n’est pas bénéficiaire du trust[7]. L’engagement de la responsabilité de l’avocat pour complicité de fraude avec ses clients est écartée, sans que cela puisse nuire aux intérêts de son client. En conséquence, il juridiquement impossible de connaître les bénéficiaires effectifs de trust discrétionnaires, c’est la loi.
- Exception du contrat de renonciation du bénéficiaire. Légèrement plus complexe, existe aussi le montage largement pratiqué avec un trust consistant à établir un contrat dans lequel le bénéficiaire renonce aux fonds du constituant. Dès lors, en admettant que le bénéficiaire informe l’administration de sa qualité d’ayant droit – ce qui en pratique demeure peu probable – il ne serait donc sur ce registre français qu’en vertu d’investigations menées à bien par l’administration fiscale. Ce qui, une nouvelle en fois, en pratique, s’avère presque impossible en raison de l’opacité intrinsèque à l’entité tripartite.
- Que dire enfin des prête-noms ? Ce contrat fictif par lequel une personne s’engage, contre rémunération ou non, à passer un ou plusieurs actes juridiques en son nom propre pour le compte d’une autre. Cette subrogation permet de dissimuler sous son identité le véritable intéressé. Il y a donc l’acte apparent et l’acte secret. En pratique, ce sont souvent les professionnels du droit – tenus au secret professionnel – qui passent des contrats en leur nom au bénéfice de leurs clients. Ressortissants offshore, les avocats peuvent alors, en toute légalité, ouvrir des comptes sous leur identité dans la mesure où le contrat de subrogation figure en lieu sûr (au coffre du subrogeant) qui le sortira en cas de litige avec son conseil (le subrogé). Un prête-nom gérera souvent des milliers de sociétés similaires à la façon d’un administrateur comme en a témoigné l’activité de Mossack Fonseca à Panama.
- Rappelons enfin qu’il était question d’une mesure similaire à ce décret sous l’initiative du premier ministre britannique en juin 2013 lors du G8 de Londres, et les négociations sont toujours en cours…
Si, au vu de l’actualité, le secret bancaire n’est plus la règle intangible, demeure toujours le trust, la diversité de ces formes lui assurant une discrétion aussi grande que le compte numéroté en son temps. A savoir notamment grâce au trust discrétionnaire, au contrat de renonciation et au contrat de prête-noms.
N’en déplaise au Ministre des finances, son registre des trusts accessible au public dès le 30 juin 2016 ne sert donc pas à grand chose sinon montrer, une fois de plus, la détermination autant que l’incapacité politique à endiguer l’évasion fiscale.
Par Maître Pierre Farge.
[1] P. LEPAULLE, Traité théorique et pratique des trusts en droit interne, en droit fiscal et en droit international, 1932.
[2] Le trustee se considère propriétaire des biens du trust, agit en son nom, et pour cette raison est personnellement responsable vis-à-vis des tiers.
[3] Le contrat naît d’un accord de volonté entre les parties par lequel chacune s’engage à fournir une contrepartie à la promesse de l’autre. Le contrat donne naissance à des droits personnels d’une partie envers l’autre, alors que le trust crée un droit réel, un droit équitable au profit de tiers. Aussi, nous allons le voir, dans le trust n’engage pas le transfert de propriété dans le patrimoine du trustee.
[4] Article 1984 du Code civil : « Le mandat ou procuration est un acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant et en son nom… ».
[5] V. LONTCHI, La fiscalité du trust en France, 4p.
[6] Idem.
[7] E. CHAMBOST, op cit, p. 610.