Trou noir de l’économie mondiale, le manque à gagner causé par les paradis fiscaux n’épargne pas le Tiers-Monde, et notamment l’Afrique. Pourtant, ces pays demeurent les grands oubliés des réformes sur la fiscalité internationale en matière de lutte contre la fraude.

Tribune de Pierre Farge, publiée dans Afrique Presse

Nous savons à longueur de journaux télévisés et d’articles de presse que des millions de manque à gagner échappent aux caisses de l’État de nos pays riches en raison des dommages causés, notamment, par l’économie numérique en matière d’évasion fiscale.

Mais nous ignorons que l’offshore fait aussi perdre au pays en développement (PED), au point que se sont eux qui en proportion subissent le plus de dommages.

Les Nord sont ainsi les premiers à bénéficier des paradis fiscaux. Veillant à rester fiscalement compétitifs entre eux, cherchant chacun à défendre leurs avantages fiscaux concurrentiels, ils constituent un véritable fléau budgétaire pour les Sud, spoliés des recettes fiscales qui leur permettraient de se développer.

Si l’évasion fiscale nuit au pays riches, elle tue les plus pauvres

Et pour cause, ces derniers ne disposent pas de moyens suffisants – économiques et a fortiori juridiques – pour faire face à ce mal. Ils sont ainsi contraints de recourir au cercle vicieux de l’endettement, de s’en remettre aux ambigüités de l’aide des pays riches, en somme d’abandonner leur souveraineté et mourir de faim.

L’offshore fait en effet perdre aux Tiers-Monde 125 milliards d’euros de recettes fiscales, soit cinq fois le montant nécessaire estimé par la FAO pour éradiquer la faim dans la monde.

Le Tiers-Monde

Cette estimation certainement sous-évaluée rappelle la corrélation entre le développement des législations offshore et l’accroissement des dettes du Tiers-Monde: le montage des dettes publiques du Tiers-Monde correspondait presque exactement au montant des avoirs privés que les élites de ces pays possédaient aux États-Unis et dans d’autres paradis fiscaux comme le démontre dans son ouvrage de référence N. Shaxson.

L’Afrique, grand oublié des paradis fiscaux et pourtant le plus prometteur des continents

Fléau des Sud en général mais d’Afrique en particulier, l’offshore explique à lui seul la pauvreté endémique du continent, pourtant le plus prometteur de la planète (une richesse en matières premières inégalée – pétrole, minerais, produits agricoles -, une croissance exceptionnelle à deux chiffres dans sa partie subsaharienne, une population supérieure à 2 milliards d’habitants d’ici 2050, qui plus est incroyablement jeune – 43 % des Africains subsahariens seront âgés de moins de 15 ans).

Pourtant, selon un rapport de l’Union africaine, le continent a perdu plus de 1000 milliards de dollars au cours de 50 dernières années à cause de l’évasion fiscale ; ce que confirme d’ailleurs les chiffres les plus prudents de l’ONG Global Financial Integrity, du FMI et de la BRI. Et ce qui représente près de 10 fois le montant de l’aide publique au développement versée par les pays industrialisés. Soit dix dollars pour chaque dollar reçu au titre de l’aide étrangère, expliquant le phénomène communément appelé la « fatigue des donneurs » : cette lassitude des opinions de pays développés à voir leurs contributions dilapidées par des institutions locales corrompues ou inefficaces.

Exemples d’évasion fiscale au détriment des pays africains

Un exemple ? Pour ne citer personne, Areva exploite l’uranium nigérian depuis plus de 40 ans. Au hasard, en 2012, la société faisait perdre seize millions d’euros en négociant de façon agressive des exonérations de TVA, en dépit d’un résultat pourtant largement positif pour la même année au niveau consolidé.

Un autre exemple ? Les matières premières sont transformées et revendues à l’Afrique sans qu’aucun profit ou emploi ne reste sur le continent. Certains dirigeants africains opacifient le produit de ces matières premières, transformant les aides et emprunts internationaux sur des comptes offshore personnels, pour s’enrichir avec la dette de leur pays, ou encore contourner les embargos économiques internationaux, comme M. Gaydamak en son temps en Angola.

Encore un exemple ? Les industriels occidentaux ont bénéficié, sous couvert d’une politique du FMI de désendettement dans les années 1990 incitant à la privatisation, du droit offshore pour racheter à bas coût les actifs du pays. C’est ainsi que des secteurs entiers furent attribués aux industriels occidentaux. Dans le cadre des relations Françafrique, certains entrepreneurs français ont ainsi servis leur essor financier en développant leurs activités sur le continent africain. Inutile de les citer, aucun de ceux auxquels vous pensez en lisant ces lignes ne fait exception.

Un dernier exemple ? Ces jours-ci, la presse révélait comment Isabel dos Santos, la fille du Président de la République d’Angola, obtenait sans appel d’offres, via une société offshore à Hong Kong, près de 40 % d’un contrat de 4,5 milliards de dollars pour la construction d’un barrage, approuvé par un décret signé par son père en 2015. Le sens de la famille me direz-vous ?

Cet état de fait développé et généralisé dans le temps affaiblit le produit intérieur brut de nombreux pays en proportion de la place des flux illicites, à savoir 12 % en Mauritanie, 20 % au Tchad ou encore 25 % en République du Congo, le Ghana estimant quant à lui que l’évasion fiscale lui coûte 50 % de son budget annuel.

Colonialisme moderne ; pillage des matières premières ; ingérences économique et juridique ; politique d’appropriation par les industriels occidentaux, aucun des outils mis en place ces dix dernières années pour lutter contre l’évasion fiscale n’a permis d’inverser cette tendance.

« Reporting pays par pays » vidé de substance

Il a par exemple été pensé d’obliger les multinationales à rendre compte de leurs activités pays par pays, afin de détecter les pratiques d’évasion fiscale, et ainsi permettre aux pays en développement de renforcer leur contrôle sur les multinationales opérant chez eux. Il n’en est rien.

Le texte adopté par les élus européens prévoit certes que les multinationales dévoilent enfin la nature de l’activité, du chiffre d’affaires et des effectifs en personnel par filiales afin d’identifier, à la simple lecture des rapports annuels, les éventuelles coquilles vides.

Néanmoins, en incluant une clause de sauvegarde, ardemment négociée, la directive comporte une faille importante exploitable par les entreprises pour continuer à cacher leurs opérations peu scrupuleuses.

Autrement dit, en pratique, les sociétés peuvent choisir, au prétexte de la protection des informations commercialement sensibles, les informations qu’elles échangent.

La mauvaise volonté – en tout cas l’inefficacité – des pays riches à disposer de normes contraignantes est à ce point évidente que certains états africains, sans d’autres choix, et dans la même logique concurrentielle, s’essayent en paradis fiscaux.

Les nouveaux paradis fiscaux africains : Gambie, Botswana, Liberia

Il est en effet compréhensible, en vertu du principe de souveraineté, que certains de ces pays pauvres proposent des services offshore dans une perspective de développement économique. Prenez l’exemple de la Gambie se présentant depuis quelques mois comme centre offshore, en faisant savoir que ses banques de Banjul seraient bientôt en mesure d’offrir les outils nécessaires à tout candidat à l’évasion fiscale.

Le Botswana et le Libéria tentent de s’aligner et figuraient d’ailleurs il y a peu sur la liste des paradis fiscaux de l’OCDE, avant de s’engager à des promesses (qui ne seront pas tenues) dans le seul but de gagner du temps. Dans la mesure où les grands projets internationaux de lutte contre l’évasion fiscale ont tous échoué en près de dix ans, voire, pire, que de nouveaux paradis fiscaux apparaissent, la solution la plus crédible pour les circonscrire est donc ailleurs.

Une meilleure protection des lanceurs d’alerte

Qui d’autre que les lanceurs d’alerte pour révéler la structuration réelle des entreprises, de loin les principales coupables des sorties illicites de capitaux ? Qui d’autre que quelqu’un de l’intérieur ?

Lorsque les sociétés en auront assez d’être mises au ban de la communauté internationale par la multiplication des révélations de leurs employés, et de payer de lourdes amendes pour les détournements révélés, il est logique que, craignant toutes la taupe, celles-ci s’interdiront la moindre dérive.

Ce raisonnement obéit à une pure logique libérale : les entreprises s’auto réguleraient d’elles-mêmes, apportant la stabilisation du droit dans le monde, et de l’Etat de droit dans les pays africains. Pour généraliser ces pratiques, les lanceurs d’alerte doivent être mieux protégés.

Souvenons-nous de Nicole-Marie Meyer, cette fonctionnaire du Quai d’Orsay envoyée en Afrique révélant les errements du Ministère des affaires étrangères employant, entre autres, soixante-et-une personnes sans contrat de travail, sans caisse d’assurance maladie et sans retraite. Perdant sa place à défaut d’anonymat de son alerte, elle s’est depuis engagée aux côtés de l’ONG Transparency international afin de faire progresser les législations protégeant les lanceurs d’alerte de par le monde.

Et pour cause, le cadre juridique censé protéger les lanceurs d’alerte est extrêmement faible. L’Afrique ne fait pas exception puisque seuls 7 pays sur 54 ont adopté des lois de protection des lanceurs d’alerte, contre 11 sur 28 en Europe.

Partant de ce postulat, a été lancé en mars dernier à Dakar une initiative enfin efficace.

Un collectif d’ONG, d’avocats, de juristes, de magistrats et de journalistes de diverses nationalités, créant une Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (Pplaaf) proposant une assistance technique, juridique et médiatique aux lanceurs d’alerte avant, pendant et après le lancement d’alerte.

Et cela fonctionne : en seulement trois mois, cette nouvelle plateforme a permis les « GuptaLeaks », révélant près de 200 000 courriels et documents partagés avec la presse française dont certains ont déjà fait l’objet d’enquêtes entraînant des investigations en cascade en Afrique du Sud.

Apportant la stabilisation du droit et de l’Etat de droit, ce type d’initiative promet donc à moindre coût un renversement extrêmement rapide du paradigme à même de rendre à l’Afrique tout son potentiel de développement aux réseaux de financement et d’entrepreneurs.

Par Maître Pierre Farge.

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