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Que l’on soit lanceur d’alerte ou société objet d’une alerte, les inquiétudes et les enjeux sont énormes. Entre législations balbutiantes pour soutenir ces initiatives citoyennes, et dispositifs protégeant le secret des affaires, comment se préparer pour éviter le pire? Comment réagir une fois qu’il est là? Et sur quels dispositifs compter pour se défendre? Le point aussi bien pour les lanceurs d’alerte que les directions juridiques.

Tribune de Pierre Farge, publiée initialement dans Contrepoints

Si lancer une alerte revient à préserver l’intérêt général, ce qui peut ressembler à une finalité rassurante, la gravité des conséquences qu’elle entraîne oblige néanmoins à prendre l’enjeu très au sérieux.
Mal préparés aux combats judiciaires, les lanceurs d’alerte sont jusqu’ici montrés du doigt, puis trainés en justice. Perdants magnifiques et gardien de l’idéal, ils sont objets de films révélant leur nom et leur histoire au grand public.

En résumé

Le soutien grandissant de l’opinion a conduit le législateur à protéger les lanceurs d’alerte, mais l’inefficacité des dispositifs en vigueur a conduit les juges à les soutenir davantage. Les entreprises doivent ainsi faire face à une recrudescence de jugements qui leur sont défavorables, les obligeant à faire évoluer leur stratégie de défense vers moins de précipitation au licenciement et surenchère médiatique.

Une lente évolution de la loi

Objets de procédure bâillon, beaucoup de lanceurs d’alerte renonçaient à toute initiative de peur des représailles. Un état de fait auquel la loi a donc tenté de répondre.

L’impulsion est d’abord venue, comme souvent, du droit européen, et notamment de la Cour européenne des droits de l’homme jugeant à plusieurs reprises « que les sanctions prises à l’encontre de salariés ayant critiqué le fonctionnement d’un service ou divulgué des conduites ou des actes illicites constatés sur leur lieu de travail (constituaient) une violation à leur droit d’expression au sens de l’article 10-1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme » (CEDH, 18 octobre 2011 Sosinowska c/ Pologne n°10247/09 ; CEDH, 12 février 2008, Guja c/ Moldavie, n°14277/04).

C’est notamment sur cette base que le droit français est venu en 2017, timidement :

– donner un statut au lanceur d’alerte par la loi Sapin II,
– indemniser les aviseurs fiscaux par la loi n° 2016-1917.

La pratique oblige néanmoins à constater qu’aucune de ces deux mesures n’est efficace :
–  la première n’étant appliquée qu’exceptionnellement et discrétionnairement par l’État,
–  la seconde manquant totalement de transparence quant à l’indemnisation des ravisseurs fiscaux, laissée à la discrétion d’une poignée de fonctionnaires.

Face à ce blocage législatif très français, ce sont donc les juges nationaux qui sont venus petit à petit protéger les lanceurs d’alerte au sens large du terme (lanceurs d’alerte en tant que tel, et aviseurs fiscaux).

Une protection prétorienne grandissante

Force est de constater, de façon d’ailleurs assez logique, que le licenciement suit quasi-automatiquement le lancement d’une alerte contre l’employeur.

Les juges sont ainsi amenés à se prononcer sur la réalité et le sérieux de ce licenciement, le plus souvent requalifié aux torts exclusifs de l’établissement. Les magistrats sont ainsi de plus en plus cléments.

En témoignent quelques arrêts de principes particulièrement éloquents, sans cesse confirmés et précisés par la jurisprudence.

1) La Cour de cassation a admis pour la première fois la nullité du licenciement ou « de toute autre mesure de rétorsion portant atteinte à une liberté fondamentale du salarié » (Cass., Soc., 6 février 2013, n°11-11.740).

2) Dans la continuité de cette jurisprudence, particulièrement développée à partir de 2015, un nouvel arrêt de principe de la Cour de cassation a donné raison en juin 2016 à un salarié engagé en qualité de directeur administratif et financier d’une association, et licencié pour faute lourde après avoir dénoncé au Procureur de la République les agissements d’un membre du Conseil d’administration et du Président de l’association susceptibles de constituer une escroquerie ou un détournement de fonds publics, affirmant ainsi que « en raison de l’atteinte qu’il porte à la liberté d’expression, en particulier au droit pour les salariés de signaler les conduites ou actes illicites constatés par eux sur leur lieu de travail, le licenciement d’un salarié prononcé pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits dont il a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions et qui, s’ils étaient établis, seraient de nature à caractériser des infractions pénales, est atteint de nullité » (Cass., Soc., 30 juin 2016, n°15-10.557).

C’est d’ailleurs précisément dans ce sens que la justice luxembourgeoise a ramené la peine d’Antoine Deltour dans l’affaire des Luxleaks de 12 à 6 mois de prison avec sursis, avant d’être définitivement annulée par la Cour de cassation en janvier 2018, conservant simplement l’amende de 1 500 euros selon le raisonnement suivant : « le statut du lanceur d’alerte élaboré par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme vise à délimiter l’ingérence des autorités publiques, en l’occurrence des juridictions pénales, dans l’exercice par une personne de son droit à la liberté d’expression, en particulier de son droit de communiquer des informations, garanti par l’article 10 de la Convention » (Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg, 11 janvier 2018, n°3912).

3) Que dire encore en France du consultant ayant obtenu la nullité de son licenciement sur le fondement de l’article L. 1132-3-4 du Code du travail après avoir dénoncé l’espionnage des salariés syndiqués de Renault, licencié en violation de la protection des lanceurs d’alerte, et ce sans avoir préalablement obtenu formellement ce statut ?

Les conseillés prud’homaux ont en effet préféré cette issue à celle soutenue par la société se défendant d’une violation des obligations contractuelles de loyauté et de bonne foi dans l’exécution du contrat de travail. Avec cet argument particulièrement édifiant des magistrats selon lequel « le lanceur d’alerte a laissé diffuser sur internet l’enregistrement des propos de M. M., c’est en raison de sa crainte de faire l’objet de manière injustifiée d’une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement, crainte réelle consécutive à la réception de la lettre de convocation à un entretien préalable reçue le (…) ».

Et de poursuivre : « Par ailleurs, ces deux sociétés ont participé à la réalisation de leur propre préjudice, en ne respectant pas une liberté fondamentale et (…) en donnant aux faits reprochés initialement, que la cour a jugé non établis, une portée disproportionnée, ce qui a eu pour effet de déclencher dès avant cette diffusion reprochée au salarié une procédure disciplinaire avec mise à pied immédiate, laissant supposer par les termes de la convocation qu’un licenciement pour faute grave allait suivre, provoquant chez le salarié un mécanisme de défense (l’alerte médiatique) qui s’est retourné à la fois contre lui-même (son licenciement effectif) et contre les deux sociétés (atteinte à leur image) protagonistes de l’atteinte à la liberté d’expression » (CA Versailles, 27 février 2018, n°16/04357).

4) Et puis que dire enfin de ce lanceur d’alerte américain — peut être le premier de l’histoire — Daniel Ellsberg, ancien analyste militaire qui avait révélé des documents confidentiels sur la planification de la guerre au Vietnam, et qui a remporté voilà peu, à 87 ans, le Prix Olof Palme 2018 des droits de l’Homme, le jury récompensant son « profond humanisme et son courage moral exceptionnel » ?

En somme, des jalons tant juridiques que symboliques venant soutenir une désobéissance citoyenne qui va dans le sens de l’histoire.

Espoir pour les contentieux en cours des lanceurs d’alerte

Autant d’espoirs donc pour les contentieux en cours,

1) de Karim Ben Ali, intérimaire chez ArcelorMittal alertant l’opinion en juillet 2017 des pratiques déversant des milliers de litres d’acide en pleine nature, objet de procédure pénales et dans l’incapacité de retrouver un emploi ;

2) de Hella Kherief, aide-soignante à Marseille ayant saisi le Conseil de prud’hommes début octobre 2018 suite à son licenciement de l’Ehpad dans lequel elle exerçait au lendemain de la diffusion d’un reportage d’Envoyé Spécial, dans lequel elle racontait les conditions difficiles dans lesquelles étaient traités les pensionnaires ;

3) de Rui Pinto, hacker portugais lié aux Football Leaks rattrapé par la justice en Hongrie, et cible de menaces visant à tenter de le faire taire alors qu’il souhaite souhaiter coopérer avec le PNF et répond à ce titre à l’ensemble des critères de protection des lanceurs d’alerte prévus par le droit européen ;

4) Ou enfin de Denis Breteau, mettant en évidence une contradiction de plus de l’État, et de son service public, par son licenciement du 26 décembre 2018 de la SNCF après dix-neuf ans d’ancienneté suite à sa plainte en 2012 dénonçant des appels d’offres biaisés dont aurait bénéficié le groupe américain IBM, et toujours objet d’investigation au PNF.

Maître Pierre Farge

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