Le tribunal correctionnel de Paris a condamné lundi les laboratoires Servier dans le scandale du Mediator révélé voilà quinze ans par Irène Frachon. Pierre Farge, avocat, auteur d’un livre coup de poing sur les lanceurs d’alerte, décrypte ce jugement hors norme.
Tribune de Maître Pierre Farge parue dans LE JOURNAL DU DIMANCHE
Plus de dix ans après le retentissant scandale du Mediator, un médicament tenu pour responsable de centaines de décès, le tribunal de Paris a reconnu coupable lundi à Paris les laboratoires Servier de « tromperie aggravée » et d' »homicides et blessures involontaires ».
Condamné à payer 2,7 millions d’euros d’amende, le groupe pharmaceutique a toutefois été relaxé du délit d' »escroquerie ». Jean-Philippe Seta, l’ex-numéro 2 du groupe pharmaceutique, a lui été condamné à quatre ans d’emprisonnement avec sursis.
L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM, ex-Afssaps), qui a « gravement failli dans sa mission de police sanitaire », a elle été condamnée à 303.000 euros d’amende.
L’avocat Pierre Farge, auteur du livre Le lanceur d’alerte n’est pas un délateur (JCLattès, mars 2021), décrypte ce jugement hors norme.
Peut-être faites-vous partie des 5 millions de personnes ayant avalé le « médicament » pendant 33 ans et remboursé au taux maximum par la Sécurité sociale.
Peut-être vous souvenez-vous en février 2007 de la découverte par une pneumologue brestoise – La Fille de Brest sera le titre du film d’Emmanuelle Bercot – d’une corrélation entre les lésions cardiaques que présentent ses patients et la prise d’un médicament prescrit comme coupe-faim.
Un aboutissement pour la lanceuse d’alerte à l’origine du scandale et un début de réparation pour les parties civiles
Face à l’apparition d’un nombre exponentiel de maladies cardiaques, deux ans et demi plus tard, en novembre 2009, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), autrement dit l’Etat, ordonne enfin – beaucoup trop tardivement – le retrait du médicament.
Mais l’alerte d’Irène Frachon prend véritablement corps en septembre 2010 par la publication de son livre Médiator 150 mg, combien de morts?.
Page après page, elle démontre la dangerosité du produit, avant que tout soit fait pour la décrédibiliser, pour la faire taire par tout moyen.
Dix ans et 2000 morts plus tard, le procès correctionnel s’ouvre en 2019 pour tromperie aggravée, escroquerie, homicides et blessures involontaires, notamment.
Après neuf mois de débats, et des chiffres hors du commun – 11 personnes morales et 14 personnes physiques, 6.500 parties civiles, 400 avocats, et des demandes de dommages intérêts avoisinant le milliard d’euros – le Tribunal judiciaire de Paris vient de rendre son jugement.
Un aboutissement pour la lanceuse d’alerte à l’origine du scandale, et un début de réparation pour les parties civiles, quoi qu’il y ait sur ce point encore beaucoup à faire.
Ce jugement pose la question de la protection et de la prise en charge du lanceur d’alerte
Faut-il par exemple rappeler qu’aux Etats-Unis, dans le scandale Vioxx, cet anti-inflammatoire à l’origine de 40.000 morts et 10.000 AVC non létaux, c’était 5 milliards de dollars de transaction proposée par Merck pour éviter sa condamnation, soit à peu près 30 millions par partie civile?
Considérant le versement anticipé au 1er mars 2021 d’une indemnité globale de 200 millions d’euros à 3.900 victimes de pathologies cardiaques dans l’affaire du Mediator, la condamnation du laboratoire Servier reste très mince. Un autre exemple : le montant de l’amende pour tromperie aggravée, selon la loi de 10% maximum du chiffre d’affaires de la société, reste dérisoire et donc sans effet dissuasif au regard des 30 millions d’euros par an engendrés sur des décennies par le médicament.
Ce jugement sans précédent pose également la question de la protection et de la prise en charge du lanceur d’alerte à l’origine du scandale, en l’occurrence Irène Frachon. Intervenant dans le procès correctionnel comme témoin – et non comme partie civile -, elle ne pouvait bénéficier d’aucune indemnisation, qu’elle ne demandait d’ailleurs pas. Mais combien de lanceurs d’alerte disposent de cette force morale, et surtout de cette possibilité matérielle de ne pas dépendre d’une remise en état pour le tort causé lorsqu’on ne peut pas forcément garder son emploi, payer son loyer et faire vivre sa famille?
Le législateur doit donc d’urgence tirer toutes les conséquences de ce jugement
La France continue d’aller à l’encontre de toutes les préconisations sur le sujet, à commencer par celle du Défenseur des droits, plaidant notamment pour un « fonds de soutien » et une « aide juridictionnelle sans condition de ressources », tout comme la Commission nationale consultative des droits de l’homme.
Le législateur doit donc d’urgence tirer toutes les conséquences de ce jugement en vue de la transposition de la directive sur les lanceurs d’alerte qui doit intervenir au plus tard le 17 décembre 2021. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Les exemples sont innombrables. Trois seulement.
- En janvier 2020, la France Insoumise portait une proposition de loi examinée en Commission des Lois. Les Républicains s’engageaient avec pragmatisme pour une coproduction de l’ensemble des groupes parlementaires. Pourtant, la République en marche s’opposait à toutes les mesures allant plus loin que les minima imposés par l’Union européenne, au prétexte que le travail de fond n’aurait pas été suffisant, et que des améliorations seraient nécessaires.
- En septembre 2020, cet état de fait était confirmé. Sylvain Waserman, député MoDem et vice-président de l’Assemblée Nationale, interrogeait le Garde des sceaux sur sa position quant à une transposition « ambitieuse ». Sa réponse ne donne aucune illusion sur les intentions du gouvernement : la France serait déjà à la pointe sur la protection des lanceurs d’alertes, promettant donc une transposition a minima de la directive.
- En janvier 2021, derechef, nouvelle volonté d’affichage, le ministère de la justice lançait une consultation publique ouverte durant deux mois afin de recueillir l’avis de nos concitoyens, et des personnes qualifiées, sur la question de cette transposition. Là encore, pourquoi demander notre avis si une proposition de loi prévoyant une protection n’a déjà pas été suivie d’effet ; si tous les intervenants se sont déjà exprimés dans le cadre de la proposition de loi de janvier 2020? Et surtout, me concernant, pourquoi avoir refusé de m’écouter malgré une demande officielle suivie de relances en ce sens?
Onctueuse démagogie donc que de multiplier les « consultations », « auditions » et autres « missions » pour laisser croire que tout un chacun aurait la possibilité de donner son avis dans une illusion de débat démocratique, mais en réalité continuer à ne pas protéger les lanceurs d’alerte comme ils le mériteraient au regard de l’impact énorme qu’ils représentent pour l’intérêt général. »
Maître Pierre Farge, avocat au Barreau de Paris